« Parmi mes amis, j’ai pu côtoyer trois génies : le professeur Einstein, Winston Churchill et Clara Haskil » disait Charlie Chaplin, son voisin à Vevey (Suisse). Clara Haskil (1895-1960), pianiste virtuose d’origine roumaine. Les mélomanes la connaissent sans doute. Les autres, c’est moins probable. Sa gloire, tardive, ne dura qu’une petite dizaine d’années. Ses enregistrements, bien qu’admirables, furent peu nombreux (1). Serge Kribus, né en 1962 à Bruxelles, la découvrit à l’âge de 16 ans un peu par hasard, au détour d’une médiathèque, et ne cessa, par la suite, de l’écouter. Et c’est tout le mérite de sa pièce, “Clara Haskil Prélude et Fugue”, de remettre aujourd’hui en lumière cette artiste prodige à l’attachante personnalité. Mise en scène par Safy Nebbou et admirablement interprétée par Laetitia Casta, au côté de la talentueuse pianiste turco-belge Isil Bengi, la pièce raconte Clara à la première personne pendant les quelque 66 ans que dura sa vie. Forte de son succès, la pièce est reprise au Théâtre du Rond-Point.
Sur le grand plateau Renaud-Barrault, dans la pénombre, à l’avant-scène côté jardin, une femme allongée sur le dos. Une jambe repliée. Elle est tombée. La scène se passe en 1960 à Bruxelles. Clara Haskil a fait une chute mortelle dans un escalier de la gare tandis qu’elle se rendait dans la capitale belge pour y donner un concert avec son ami le violoniste Arthur Grumiaux. Alors qu’elle gît au sol, sa vie défile devant elle et la voilà petite fille à Bucarest lors de l’incendie de son immeuble… Elle n’a que 3 ans lorsque l’on découvre ses dons exceptionnels. Il suffit à l’enfant d’écouter une seule fois un morceau joué par sa mère, pianiste et musicienne amateur, pour le reproduire à la perfection. Peu de temps après, son père meurt des suites d’une pneumonie contractée lors de l’incendie. Son oncle Isaac devient le chef de famille et Clara apprend le piano auprès de sa mère, puis prend des cours au conservatoire.
C’est alors que son oncle Avram, subjugué par les talents de sa nièce, décide de s’occuper de sa carrière. Il obtient une bourse de la reine de Roumanie et emmène Clara, âgée de 7 ans seulement, étudier la musique à Vienne, puis à Paris. Elle y est l’élève de l’illustre Alfred Cortot qui se montre odieux à son égard. Heureusement le grand Gabriel Fauré, alors directeur du Conservatoire de Paris, se prend d’affection pour elle. Clara donne ses premiers concerts. Son jeu émerveille, mais la jeune musicienne n’a pas confiance en elle. En 1914, la guerre éclate. Son oncle en profite pour l’emmener à Berck, dans le nord de la France, soigner une scoliose. Emprisonnée dans un corset de plâtre, elle y reste jusqu’à la fin de la guerre. De retour à Paris, c’est grâce au soutien de quelques mécènes, telle la princesse de Polignac, que Clara réussit à donner des concerts qui la font tout juste vivre. En 1941, en tant que juive, elle doit fuir Paris et passe en zone libre. En 1942, elle s’installe en Suisse. Les dix dernières années de sa vie, la pianiste connaît enfin une carrière internationale éblouissante.
Laetitia Casta, la star à la beauté incandescente, incarne ici avec une maestria exceptionnelle Clara Haskil. Elle interprète la musicienne à tous les âges de la vie, de la prime enfance à l’âge ultime, mais également tous les personnages qui gravitent autour d’elle : sa mère, ses sœurs, son oncle, ses professeurs… une vingtaine au total. Un changement de ton, de phrasé, une gravité soudaine du timbre lui permettent de relever ce défi artistique et d’aller de l’un à l’autre. La voix de Laetitia Casta possède des modulations insoupçonnées… Vêtue d’une simple robe sombre à col de dentelle blanche, bottines noires à lacets et grande natte dans le dos, à peine maquillée, la comédienne a tout autant l’apparence d’une enfant sage que d’une femme sans âge. Dans la sincérité et les émotions de chacun, l’actrice fait montre d’un jeu d’une grande intensité et dessine une Clara attachante. Résignée, douée et toujours humble. L’humilité d’une femme n’ayant jamais vraiment cru en elle.
Mais, en réalité, ce monologue n’en est pas un tant la musique y a son importance. Isil Bengi, qui accompagne Laetitia Casta, interprète à la perfection le répertoire de Clara Haskil (Mozart, Schumann, Scarlatti…). Également brune, les cheveux retenus dans une longue tresse et habillée de noir, elle est aussi, dans un bel effet miroir, Clara. Telles les deux faces d’un même personnage, les deux interprètes sont liées par une complicité de jeu que la mise en scène transcende avec intelligence et subtilité. Saluons ici la scénographie épurée de Cyril Gomez-Mathieu : délimité par de grands pans de tissu, l’espace scénique est habité par différents pianos, de plus en plus grands à mesure que nous avançons dans la vie de la musicienne, et sculpté par les lumières d’Éric Soyer comme autant de lieux géométriques abstraits.
Les derniers mots de Clara, qui nous ramènent à la scène d’ouverture, “Maman, regarde, je mange du ciel”, ne sont pas sans rappeler la blessure d’une enfance volée à jamais. Un spectacle magnifique porté par une grande comédienne!
Isabelle Fauvel
(1) À la fin des années 50, elle enregistra notamment avec son ami violoniste Arthur Grumiaux (1921-1986) des sonates pour violon et piano de Mozart et Beethoven.
“Clara Haskil Prélude et Fugue” de Serge Kribus, mise en scène de Safy Nebbou, avec Laetitia Casta et, au piano, Isil Bengi. Jusqu’au 26 mars au Théâtre du Rond-Point, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 15h. Le texte de Serge Kribus “Clara Haskil Prélude et Fugue” est publié à l’avant-scène théâtre (2022), 14 euros
Écouter le jeu de Clara Haskil sur Youtube (ex. les sonates de Scarlatti)