Atrophie programmée de l’intelligence

En marge des générateurs de textes biberonnés à l’intelligence artificielle, il existe au moins un site Internet qui se propose de produire de la poésie à la demande. Sous le nom de baptême OuPouCo, soit « Ouvroir de Poésie Combinatoire », l’engin accessible gratuitement a repris à son compte l’idée de Raymond Queneau (1903-1976) visant à créer cent mille milliards de poèmes à partir de combinaisons quasi-infinies. Dans ce cas précis, le site OuPouCo débite des poèmes sur l’étal en amalgamant des textes issus d’environ 4.500 sonnets du 19e siècle, selon un procédé élaboré par le laboratoire Lattice, émanation du CNRS. Une entité qui compte dans ses « structures associées » l’Université Sorbonne nouvelle ainsi que l’École normale supérieure. Et donc une fois sur la page, il suffit de donner un titre au poème en devenir et un nom d’auteur, pour que la machine crépite et émette un texte inédit. Si on veut aller plus loin, il est possible de définir une période, un auteur pour influencer le résultat (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé…) et d’agir sur un curseur allant de la rime « pauvre » à la rime « intense ».

Ces démarches étant effectuées voici les quatre premiers vers que nous avons obtenus à partir d’une rime « suffisante » et s’inspirant de Baudelaire: « Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse/Du haut des pays bleus où, radieux sérail/Les astres vont te suivre en pimpant attirail/Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ». Il est possible également d’obtenir du matériel plus hermétique en utilisant l’option Mallarmé. À noter que Apollinaire ne fait pas partie des options, ce qui n’est pas plus mal. En soi l’affaire est amusante en même temps que la performance est remarquable. Pour qui voudrait épater son prochain sans se fouler, avec un langage poétique un peu chiadé, OuPouCo paraît indiqué.

Mais nous avons poussé plus loin l’expérience en faisant ensuite appel à un de ces sites d’intelligence artificielle qui ne se contentent pas de créer du texte, mais d’en réécrire en cas de besoin. Avec un peu de vice il faut l’admettre, nous avons confié à l’interface de Smodin les quatre premiers vers conçus par OuPouCo. Et au lieu de ce qui a été rédigé plus haut, voici ce qui en a résulté: « Tu connais, comme moi, cette douleur délicieuse/Du haut du pays bleu, où le harem radieux/Les étoiles te suivront en beaux habits/Que les voûtes pluvieuses et les fosses creuses. » Il est très intéressant de remarquer que le « radieux sérail » a été changé en un « harem radieux ». De même après un autre essai où « Belle marquise vos beaux yeux me font mourir d’amour » d’après le « Bourgeois Gentilhomme » (Molière) a été changé en un plus laconique « Belle marquise j’aime tes beaux yeux ».

On se dira, voilà bien de quoi ricaner les jours de pluie. Nous nous étions déjà amusés avec les traducteurs en traduisant et en retraduisant des traductions afin d’aboutir à des résultats aberrants. L’on croyait ce faisant dompter la machine en la moquant. Erreur, erreur, erreur.

Car le fait de confier à une machine redoutable d’efficacité et de pertinence, le soin d’écrire à partir de quelques indications, un roman, un article de presse, un sujet de thèse, une lettre d’amour, revient ni plus ni moins à déléguer son intelligence, sa créativité. Autant l’appareil photo ou le retoucheur d’images ne sont que des instruments dans la main d’un créateur, autant passer commande d’une image ou d’un sujet de thèse à un logiciel, consiste d’évidence à abdiquer une part essentielle de sa propre humanité. Le GPS intégré au téléphone n’était qu’une alerte. Banalisé désormais, il nous fait perdre petit à petit, rien moins qu’un sens de l’orientation développé depuis l’âge des cavernes. Il paraît que c’est l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui avait très justement dit -en substance- que chaque progression entraînait en parallèle une régression , eh bien nous y sommes.

Les auteurs de science-fiction avaient à peu près tout prévu. Mais curieusement, s’ils avaient bien pronostiqué les androïdes et autres merveilles subsidiaires, ils n’avaient pas anticipé la création de texte en self-service, avec outil de réécriture et système automatique de vérification de plagiat. Peut-être dans ces conditions que l’on verra un jour un prix Goncourt attribué à un logiciel ayant produit un roman collant finement à ce qu’attendent des consommateurs passifs et prêts au gavage.

Ce qui frappe à ce sujet, c’est le hold-up de l’inspiration et le fric-frac planétaire du consentement. Soit une forme de dévoiement industriel qui risque de conduire à une certaine atrophie de l’intelligence. Plus on délègue, plus on s’appauvrit, plus on perd de son esprit critique, de son discernement, de son contrôle. Ces plateformes écrivant à notre place sont comme une lame de fond montant à l’horizon. Au bord de la piscine, chacun sirote son cocktail en admirant sans piper la vague qui s’approche et l’ombre énorme qu’elle projette sur le sol. Et dire pour conclure que cette chronique aurait pu être meilleure si elle avait été réécrite par une machine conçue pour.

PHB

Aller sur le site OuPouCo
Aller sur le site Smodin

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4 réponses à Atrophie programmée de l’intelligence

  1. Jacques Ibanès dit :

    Voilà qui me rappelle Prévert (dans Choses et autres ») :
    « Ne rêvez pas
    pointez
    grattez vaquez marnez bossez trimez
    Ne rêvez pas
    l’électronique rêvera pour vous
    Ne lisez pas
    l’électrolyseur lira pour vous
    Ne faites pas l’amour
    l’électrocoïtal le fera pour vous
    Pointez
    grattez vaquez marnez bossez trimez
    Ne vous reposez pas
    le Travail repose sur vous.

  2. Gilles Bridier dit :

    Si on considère que la fin programmée de l’argent physique remplacé par les cartes de crédit s’inscrit dans la même veine que l’intrusion de l’intelligence artificielle dans la poésie ou le guidage par GPS, il y autant de raison de s’inquiéter pour le calcul mental que pour la production de texte ou la faculté de s’orienter .

  3. MARTIN-SCHMETS dit :

    Voici le début de Proust récrit par Smodin. Pas sûr que ce soit mieux…

    Pendant longtemps, je me suis couché tôt. Parfois, dès que ma bougie s’éteignait, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je vais dormir. Une demi-heure plus tard, la pensée qu’il était temps de dormir m’a réveillé. Je veux poser le livre que je croyais encore tenir à la main, et souffler ma lampe ;

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