Bonne idée de commencer un documentaire sur l’énigmatique Milan Kundera en nous montrant son beau visage avec une voix off (pas la sienne) énonçant «Je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de Cervantes». On verra pourquoi plus tard… Puis lors d’une interview filmée, il déclare être inspiré de façon irréconciliable «par la fantaisie déchaînée» et «par son contraire, l’analyse froide, la description cruelle de la réalité». Aucun contexte à ces propos, mais il semble que sur ces images, l’écrivain soit alors dans le mitan de sa vie, probablement après son exil français datant de 1975 (à 46 ans). Et naturellement on en vient à l’évocation, par d’anciens amis et diverses sommités, de ces fameuses années 1960 où la culture tchèque s’émancipe comme par miracle des oppresseurs russes à travers la «nouvelle vague tchèque», celle de Milos Forman, Ivan Passer et autres, savourée à Paris.
Miracle et euphorie ambiante, mais voici Milan Kundera filmé lors du congrès des écrivains, prononçant en 1967 un discours qui lui vaudra «une procédure disciplinaire», alors qu’il vient de ou va publier son premier roman «La plaisanterie». Rappelons-nous. Situé en 1949 (un an après l’invasion russe), l’histoire se déroule sur trois jours. Sa bien-aimée choisissant de se rendre à un congrès communiste au lieu de partir en vacances avec lui, Ludvik, histoire de rigoler, lui envoie une carte postale se terminant par «L’optimisme est l’opium du genre humain… vive Trotski !». L’amoureux écopera de sept ans de travaux forcés. Immense succès, quelque cent-vingt mille exemplaires vendus dans un pays de quelque dix millions d’habitants. «Nous avons vécu une grande plaisanterie de l’histoire», commente l’écrivain face caméra avec son habituel sourire malin.
Le documentaire nous emmène alors sur les traces de l’écrivain, à l’époque qu’il décrit dans «La plaisanterie», celle de sa jeunesse à Brno, en Moravie. Maison natale bourgeoise, parents musiciens très cultivés. Avec son humour habituel, Milan évoque ce père assistant du grand compositeur Janacek, aimant la musique moderne donc «pianiste malheureux se produisant devant des salles vides», qui lui a donné l’amour de l’art contemporain. En janvier 1948, Kundera adhère au parti et à «ses lendemains qui chantent», apprend-on, puis «À nous deux Prague !». Mais préfigurant son héros, l’étudiant envoie une lettre à un ami dans laquelle il éreinte, avec humour bien sûr, l’incompétence d’un responsable communiste. Le voilà exclu du parti… pour la première fois !
Ensuite rappel de ces terribles années 50, images de ces terribles procès orchestrés à Moscou, tandis que l’étudiant publie à 24 ans, en 1953, ses premiers poèmes, «L’homme ce vaste jardin», puis en 1955 «Le dernier mai», poèmes «engagés» qui lui valent sa réintégration. Viennent alors les miraculeuses années 60, avec leur plaisanterie et autres best-sellers, «Risibles amours» (69), «La vie est ailleurs» (69), «La valse aux adieux» (70). Mais la nouvelle invasion de chars russes en août 1968 met cruellement fin à la fête.
Un fragment d’une interview Ina par Roger Grenier de Milan Kundera venu en 1968 rencontrer Gallimard pour la traduction de «La plaisanterie» (voir la totalité sur le site de l’Ina) lève un lièvre de première importance : se balançant sur un fauteuil gonflable, son sourire ironique aux lèvres, dans un français légèrement hésitant, roulant magnifiquement les r, l’écrivain aux best-sellers déclare «J’ai écrit un roman d’amour déterminé par des conditions uniques et sans précédent, malheureusement ce livre est considéré comme un roman idéologique». Le malentendu va s’amplifier lors de la parution française de «La plaisanterie» en 1973, puisqu’elle sera accompagnée d’une préface d’Aragon célébrant «un livre idéologique», un «compliment» contre lequel Kundera ne cessera de s’élever, car il collera également et faussement à ses œuvres futures.
Entre-temps, le plus grand écrivain tchèque sera interdit de publication, et en 1972, ses livres retirés des bibliothèques. Mais sa réputation française, fondée sur un véritable coup de tonnerre dans le ciel littéraire depuis «La plaisanterie», et des amitiés d’intellectuels, lui permettront de s’exiler à Rennes en août 1975 comme professeur de littérature comparée à l’université, puis de rejoindre rapidement Paris, sa patrie spirituelle de toujours. Hélas un certain malentendu persistera, comme le montre la suite du documentaire. L’écrivain célébré reçu chez Pivot, l’auteur du «Livre du rire et de l’oubli», de «L’insoutenable légèreté de l’être» mis en scène par Philip Kaufman, de «La valse aux adieux» et de «L’immortalité», se lassera de répéter qu’il n’est pas un «auteur engagé», et finira par se retirer sur son Aventin.
Le documentaire devrait le dire plus clairement que par des interviews d’universitaire : loin de se réduire à un «écrivain engagé», Milan Kundera est un grand écrivain, l’égal de Cervantes, Kafka, Musil, Philip Roth et autres, et ses livres sont immortels. Lorsque je l’avais interviewé en 1977 à Rennes, chez lui en compagnie de sa femme Véra, il avait déclaré : «Une journée en tête à tête avec Véra représente pour moi plus que tous mes livres.» Véra s’était écriée : « N’en croyez pas un mot ! » Et nous avions tous ri.
Lise Bloch-Morhange
Chère Madame, permettez-moi de rectifier : Brno n’est pas en Moldavie, mais en Moravie. Bien à vous.
Merci à vous, c’est corrigé. PHB
Chère Lise,
Quelle bonne idée de faire resurgir Kundera d’un anonymat injuste , en tout cas pour le grand public.
Ton article me redonne l’envie de me replonger dans son oeuvre que j’avais à l’époque beaucoup aimé.
Merci