La main à la poche

Dans « Pierrot le fou », le film de Jean-Luc Godard sorti en 1965, on peut voir voir Belmondo traîner devant la librairie Le Meilleur des Mondes (Médicis 27-43) face aux tourniquets présentant des livres de poche. Quelques instants plus tard il est dans sa baignoire, une cigarette aux lèvres, lisant « L’histoire de l’art » de Élie Faure dans la collection justement nommée Le Livre de Poche. Dans ce format abordable, le volume premier qui nous intéresse a été imprimé en 1965, alors que cette marque emblématique des livres ordinaires, passée dans le langage commun, a été créée en février 1953, il y a donc soixante-dix ans en ce moment. Les livres économiques existaient depuis longtemps mais cette fois, une étape industrielle avait été franchie, donnant naissance logiquement à d’autres labels pratiques comme 10/18, Folio, Marabout et autres J’ai Lu. L’Institut National de l’Audiovisuel (INA), organisation patrimoniale qui ne loupe pratiquement jamais aucun anniversaire important, a sorti ces jours derniers, à partir de ses archives, un petit documentaire fort instructif (1) sur le thème pocket en deux minutes trente chrono.

Le géniteur de l’opération « poche » n’était autre que Henri Filipacchi (père de Daniel). Très vite la voix off du documentaire énonce que le projet consistant à mettre la culture à la portée de tout le monde était loin d’être approuvé dès le départ. L’INA a en effet sorti de ses étagères de bobines, le témoignage consternant d’un monsieur qui déclarait d’emblée, devant la caméra qu’il pensait « beaucoup de mal » de l’initiative. Avec sa cravate, son col blanc, une voix ampoulée teintée d’un léger accent belge, il déplorait que cette opération puisse faire lire « un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire, ou jamais ressenti le besoin de lire. » Selon ce distingué personnage il fallait les laisser lire « Nous deux » ou « La Vie en fleurs » au lieu de leur mettre « Sartre dans les mains ». Tandis qu’une convertie coiffée à la Sheila et interviewée un peu plus loin expliquait fort justement qu’elle pouvait désormais acheter ses livres avec son « argent de poche », sous entendu sans aller souscrire un crédit à la Banque de France.

Filipacchi avait vu juste. En 1963 soit dix ans après le jour J, le président du syndicat des libraires parisiens affirmait qu’il en avait résulté une « augmentation énorme de la lecture en France » et de nos jours, le petit format n’a pas fini de déformer nos poches avec, nous dit-on, 121 millions d’exemplaires vendus pour la seule année 2021, subdivisés par ordre décroissant entre la littérature, la jeunesse et le livre pratique (source SNE).

Ce n’est pas ici une habitude de donner des chiffres de ce genre, mais l’information est tout de même réconfortante.  Vilipendée par l’olibrius exhumé par l’INA (accordons lui la possibilité qu’il avait peut-être changé d’avis par la suite), l’accessibilité à la culture rendue possible par le petit format et le petit prix est devenue tout à fait ordinaire. Retrouver dans notre propre bibliothèque un volume de « L’écume des jours » par Boris Vian dans la collection 10/18 et se rendre compte en le feuilletant des années plus tard qu’il s’échappait de ses pages quelques grains de sable, nous rappelle qu’on l’avait lu au moins en partie, sur une plage. Il avait sans doute été lancé à la va-vite dans un sac -de plage-, coincé entre une crème bronzante et une serviette de bain. Sous un parasol, lire ce délectable roman, le tenant d’une main tout en buvant un soda de l’autre, avec pour voisins de transat une jeune fille dévorant un ouvrage policier et une tante consultant un dictionnaire -de poche- pour avancer dans ses mots croisés, c’était déjà de quoi faire de vrais souvenirs de vacances. On pouvait prêter son volume et même le perdre, cela n’avait pas d’importance à ce prix. Les livres de poche peuvent en effet prendre la tangente, ils ne sont pas forcément casaniers et rangés par ordre alphabétique. Ils voyagent volontiers au gré des cahots et des hasards de la vie avec leur marque-page improvisé, leurs empreintes digitales, un bout d’ongle, un cheveu, un moustique écrasé.

C’est pourquoi, c’est bien d’avoir des poches, sauf sous les yeux. Cela permet de dégainer un livre à peine assis quelque part dans l’attente d’un rendez-vous, ou simplement parce que le désir de lire survient. Car le livre sait nous lancer son appel impérieux tel le bébé kangourou sonnant sa mère à l’heure du déjeuner depuis la poche marsupiale.

PHB

(1) Le petit film de l’INA
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3 réponses à La main à la poche

  1. Deux achetés, un gratuit !
    En effet, le format permettait aussi de satisfaire à notre manie d’ados fauchés (c’est l’indice) dans les présentoirs du Prisu !….

  2. Passever dit :

    Il me semble que c’est plutôt le père de Daniel, c’est-à-dire Henri Fillipachi qui est le créateur du Livre de Poche.

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