Lorsqu’en 1910 Picasso s’inspire une fois encore de sa compagne, il saigne sa veine cubiste et obtient une métamorphose pour le moins anticonformiste. Alors que sur certaines photographies noir et blanc, l’on peut discerner des ressemblances troublantes entre le visage de Pablo Picasso (1881-1973) et celui de Fernande Olivier (1881-1966), cette fois la fragmentation a fait son œuvre destructrice. Sa muse est en effet méconnaissable dans cette « Femme assise dans un fauteuil », en raison d’un découpage puisant dans les lois de la géométrie. Mais bien qu’il soit omniprésent, le peintre malaguène n’est pas le sujet de l’exposition qui vient de débuter au musée de Montmartre. Certes Fernande Olivier n’aurait sans doute pas connu la notoriété sans lui, mais l’accolage des deux noms pour composer l’intitulé de l’exposition n’est évidemment pas un hasard. C’est bien la première fois que l’on braque les projecteurs sur elle, ce qui suffit en soi à déplacer nos pas sur cette colline du Sacré Cœur où le plus vétéran des Parisiens se sent tout de même touriste.
Il est bien vrai que Fernande Olivier était là au bon moment et au bon endroit, c’est-à-dire dans les environs du Bateau Lavoir où gravitaient nombre d’artistes. Elle posait même pour eux après avoir connu une jeunesse plus que difficile, ayant été abusée par au moins deux hommes, un oncle puis un autre qui devint son mari par obligation. Le hasard et la nécessité de gagner sa vie firent qu’elle se trouva au centre d’une communauté humaine qui allait être à l’origine d’une révolution poétique et artistique. Elle allait d’ailleurs publier les souvenirs de cette aventure et singulièrement cette rencontre avec Picasso dont elle écrira notamment: « Picasso est fin, intelligent, très épris de son art et délaisse tout pour moi. Ses yeux m’implorent. Il conserve religieusement tout ce que je laisse traîner (…) Il fait constamment des portraits de moi; il est doux et gentil. » Ce n’était peut-être pas si vrai puisque lors de leur séjour en Espagne en 1906, elle soulignera que Picasso, retrouvant son pays d’origine, avait fait montre d’une bonne égalité d’humeur. Façon de dire que ce ne devait pas toujours être le cas.
La dernière proposition du musée de Montmartre raconte donc l’histoire d’une jeune femme ayant préféré s’effacer devant tous ces hommes qui trouvaient assez naturel de détenir le monopole de la pensée. Cela n’empêchait pas Fernande, née Amélie Lang, d’observer et d’apprendre. Son autoportrait (ci-contre) montre qu’elle n’avait pas les yeux dans sa poche et les quelques œuvres de sa main confirment une certaine disposition à l’expression graphique. Pour ce qui est de ses observations, elle avait aussi le trait assez juste et savait (sans excès) distribuer avec malice les dragées au poivre. Et comme elle fut une des rares à côtoyer de près cette communauté d’artistes et de poètes (Apollinaire, Marie Laurencin, Max Jacob, Van Dongen, Braque, Derain, le Douanier Rousseau…) ses remarques parfois chagrines et forcément subjectives sont restées incrustées dans les légendes des uns et des autres.
Cette exposition se laisse voir avec plaisir même si la cohérence de l’ensemble n’est pas évidente à saisir. Il a été plaqué des contextes autour d’une personnalité objectivement secondaire et l’on se demande parfois, y compris devant un fameux portrait d’elle de Van Dongen, si c’est bien elle le sujet.
La remarque vaut également pour le catalogue où chaque contributeur (sauf incidemment Yves Brocard, bien connu au sein des Soirées de Paris) semble s’être appliqué à répéter les mêmes anecdotes. On lira ainsi plusieurs fois, en maints endroits, les détails de l’enfance malheureuse de Fernande, ceux de sa rupture avec Picasso enlevant Eva Gouel à l’artiste Louis Marcoussis, ou encore le fait que sur la fin de sa vie Fernande, dépourvue de moyens de subsistance, reçut de son ex-amant (sollicité par Marcelle Braque) de quoi vivre correctement jusqu’au bout. C’est dommage qu’il n’y ait pas eu quelqu’un pour coordonner plus fermement les textes de ce par ailleurs beau catalogue, afin de gommer les trop nombreuses impressions de déjà lu.
La balade scénographique reste bonne à prendre d’autant qu’elle se surajoute au charme de ces lieux surannés. Elle comporte en outre une petite aquarelle fort rarement exposée de Van Dongen (ci-contre). Il est vrai que son exécution n’est pas extraordinaire et qu’elle n’ébranle en rien le regard. Mais ce sont les quatre personnages qu’elle met en scène qui en font toute la valeur. Cette image, sauf erreur visible dans « La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso », par Jean-Paul Crespelle, (chez Hachette), montre Guillaume Apollinaire et Max Jacob débarquant chez Azon (repaire bien connu de cet époque) alors que Picasso et Fernande Olivier flirtent à la même table. L’aquarelle vaut surtout par son aspect documentaire et en ce qu’elle témoigne d’une période précieuse faite de plus ou moins grands génies dont Fernande se souvenait en ces termes: « J’ai vécu de leur existence, je les ai vus vivre, souffrir, espérer et surtout travailler (…) je peux donc sans craindre de voir mal interpréter mes souvenirs, montrer leur vie secrète et laborieuse ».
Pas complètement stérilisé par le tourisme, Montmartre dispose encore de ce musée préservé où chaque motif de s’y rendre se transforme finalement en aubaine.
PHB