La petite Mira a désobéi. Elle est allée à la rivière et s’est lancée sur un bloc de glace à la dérive. Elle est tombée dans l’eau et a dû rentrer à la maison penaude. Soustraction faite d’une fessée, Mira s’attendait également à être privée de gâteaux. Car pour les trente ans de sa mère, sa tante Hana avait apporté de « délicieux petits choux à la crème recouverts de glaçage brillant ». L’espoir au cœur, Mira regardait sa mère procéder à la distribution autour de la table familiale. Espoir déçu. Ce n’est que bien plus tard, dans le roman à tiroirs de Alena Mornštajnová, que l’on comprendra que le destin veillait sur Mira. L’eau utilisée par le pâtissier était contaminée par la bactérie responsable du typhus. Toute l’heureuse tablée va en mourir sauf Mira et sa tante Hana. Et là aussi, dans ce dernier cas, on comprendra plus tard pourquoi. Cette action se déroule en 1954 à Meziříčí , ville de l’actuelle Tchéquie et abritant une communauté juive.
Venant d’être traduit et publié en français, « Hana », titre du roman, a connu un important succès dans le pays d’origine de l’auteur. Et il est bien possible que le phénomène se répète sous nos cieux tellement sont nombreuses les astuces de narration visant à emmener le lecteur jusqu’au dernier mot de la dernière page. Le seul écueil peut-être, réside dans la profusion de personnages d’une même famille ou liés à cette même famille. Ce qui fait que par moment il y a quelque effort mental à produire pour se souvenir qui est l’homme qui était fiancé à Hana avant de l’être avec Ivana et en quoi il importe de bien le noter pour comprendre chaque rebondissement, profiter de cette riche intrigue résonnant toujours diablement vrai.
Habilement, Alena Mornštajnová nous berne sans cesse. On s’attache d’abord à Mira, la petite fille de neuf ans qui se voit privée d’un chou à la crème, puis on s’intéresse à sa mère avant de réaliser que c’est bien Hana qui sous-tend l’ensemble. C’est d’ailleurs pour cela que son prénom donne logiquement le titre à l’ouvrage.
Cette histoire est pour le moins captivante. Elle démarre en 1954 mais comporte des flash-back remontant aux années trente. Si on tient bien la main de l’auteur, dans ce qui pourrait s’apparenter à un dédale généalogique et chronologique, on se laisse pourtant gagner par ce qui était au départ une bêtise de petite fille et qui devient une tragédie, une fois ouverts en grand les couloirs du temps. Car cette région de Tchéquie a été particulièrement visée par le funeste projet hitlérien de s’attaquer à la population juive. Alena Mornštajnová, instille en nous cette inquiétude qui se diffusait lentement dans les esprits des habitants concernés au fur et à mesure des restrictions et des interdictions. Et là encore, alors que nous étions partis pour suivre un anodin fait-divers pâtissier, nous nous retrouvons dans les heures sombres de l’histoire européenne, celle de l’étiquetage des juifs, leur regroupement en ghetto, leur perdition dans les convois de la mort.
Cependant, ce qui fait la force de ce récit, c’est qu’il est avant tout fondé sur une famille. Comment elle s’aime, ce qui la réunit, la désunit, comment elle panique, comment certains survivent. À l’ordinaire aimable de la vie domestique s’incruste une guerre qui vient tout détraquer. Pour le lecteur français s’y ajoute un surcroît d’instruction. Cette saga nous rappelle en effet et c’est bien salutaire, que la France n’a pas eu, loin s’en faut, le monopole des persécutions. Lire « Hana », découvrir le parcours de cette héroïne malgré elle, c’est un peu comme si un lecteur tchèque explorait les événements parisiens liés à la rafle du Vélodrome d’Hiver avec en « prime » une visite de la capitale française et de ses habitudes. Chaque chapitre est ici un dépaysement littéralement impressionniste, quiet ou inquiet.
Alena Mornštajnová nous trempe dans l’intimité de Meziříčí, bienheureuse ou malheureuse, ses gens, ses rues, ses histoires de cloche-merle. Son talent fait que nous y déambulons pour de bon dans cette petite cité située au sud-est de Prague. Quand ses personnages se réchauffent après avoir eu froid, nous cessons de frissonner. Quand ils mangent après avoir eu faim, nous voilà rassasiés. Et puis ce n’est jamais inutile de voir à quel point il est appréciable de vivre dans un pays en paix. Où un départ en train est toujours assorti d’une possibilité de retour. Où l’on n’est pas obligé de cacher son pain pour le déguster en douce. Où l’abondance des choux à la crème nous raconte que jusqu’ici tout va bien.
PHB