Accueillir un migrant chez soi est une expérience d’autant plus fabuleuse qu’elle nous donne une image positive de nous-même, nous enseigne non sans ironie et clairvoyance la pièce de Muriel Gaudin “Un certain penchant pour la cruauté”. Et à condition bien évidemment que chacun reste à sa place. Dès que la sphère intime est atteinte, le soupçon et l’entre-soi peuvent violemment ressurgir, quitte à nous mettre en porte-à-faux avec notre bonne conscience. Héberger un migrant peut être source de questionnements, d’étonnements, et même s’avérer un révélateur de nos névroses les plus profondes. Tel est le propos de la pièce, nous renvoyant à un thème vieux comme Hérode : notre peur de l’étranger. Traitée sur le mode de la comédie, portée par cinq comédiens et un musicien, mise en scène par Pierre Notte, la pièce explore avec humour les faces cachées de notre bien-pensance, nous donne à rire de nos contradictions et de nos préjugés enfouis. “Un certain penchant pour la cruauté” se jouera cet été au Festival d’Avignon.
Comme tout un chacun, elle ne pouvait rester indifférente devant l’ampleur de la crise migratoire, ne pouvait demeurer insensible au calvaire enduré par les migrants pour arriver chez nous. France, terre d’asile et d’accueil. La bobo écolo gaucho qu’elle était se devait, elle aussi, de venir en aide aux réfugiés, d’apporter sa petite pierre à l’édifice. Voilà ce que s’était dit Elsa, la quarantaine, lorsqu’elle avait décidé d’héberger Malik, un adolescent venu d’Afrique. L’aventure serait exaltante, le mélange des cultures un enrichissement pour chacun. Pour elle, pour lui, pour sa famille à elle. Elle y croyait dur comme fer. C’était pure générosité de sa part car elle avait tout pour être heureuse : un mari, une fille, un travail, une maison et même… un amant. Elle n’avait besoin de rien d’autre. A moins que… La réalité s’avérant un brin plus complexe, se pourrait-il qu’inconsciemment Elsa ait eu besoin de s’acheter une bonne conscience? Son altruisme était-il totalement désintéressé? Et sa bienveillance ne cachait-elle pas quelque condescendance involontaire?
Inspirée d’une expérience personnelle, l’auteure ayant accueilli avec son compagnon et ses deux enfants un jeune migrant pendant deux ans, la pièce scrute avec intelligence et humour les comportements parfois étranges auxquels peut mener une telle situation et soulève de nombreuses interrogations quant aux motivations profondes de notre hospitalité. “Peut-on accepter l’autre, l’accepter, sans contreparties? ” s’interroge Muriel Gaudin. “Est-ce que je l’accepte pour qu’il me renvoie une image positive de moi-même? Le mélange des cultures est-il un troc : je t’accueille sous mon toit, je te nourris, je te donne la marche à suivre pour t’intégrer, je te suis essentiel(le) et toi, en échange, tu me donnes toute ta gratitude et l’assurance du Bien que je te fais? ”
Elsa, son mari Christophe, sa fille Ninon et son amant Julien, tous quelque peu névrosés, sont amenés à jouer la comédie des apparences. L’arrivée du jeune Malik dans leur foyer les oblige à prendre une posture bienveillante et, tout compte fait, à jouer un rôle. Mais ça craque de partout. Alors lorsque le jeune Malien commence à faire un peu moins pitié et à se rapprocher de la jeune et jolie Ninon, la peur pointe le bout de son nez. Les belles postures idéologiques d’Elsa se mettent à vaciller… Et l’on s’aperçoit alors que bien-pensance et cruauté peuvent faire bon ménage.
Un sujet grave, traité avec lucidité et humour. Dans une mise en scène astucieuse, au rythme très enlevé, les saynètes s’enchaînent, n’autorisant aucun temps mort. Les acteurs agencent eux-mêmes l’espace, déplaçant les meubles à vue. Un ingénieux assemblage de coffres à roulettes permet ainsi de délimiter le lieu à volonté : entrée, salon, cuisine, bureau, chambre… Le décor n’est pas réaliste, mais fonctionne à merveille. Le spectateur accepte ces codes de la distanciation. Les comédiens se changent également à vue, et un nombre impressionnant de fois ! Ces changements permettent de marquer le passage du temps. À noter que chaque personnage dispose de sa propre couleur de vêtement, révélatrice de son tempérament : rouge pour Elsa, bleu pour Christophe, ocre-jaune pour Ninon, gris pour Julien et blanc pour Malik. Les rôles sont ainsi bien définis. Si les caractères sont forts jusqu’à la caricature, ils sonnent toujours très juste. Tout comme la langue qu’ils parlent, un parler vrai dans lequel les excès et les piques sont monnaie courante.
Les comédiens, chacun dans leur registre, sont très bien -avec une mention particulière à Muriel Gaudin, l’auteure, également interprète d’Elsa. Leurs personnages, empêtrés dans leurs contradictions et leurs lâchetés, parfois méprisables, voire détestables, sont infiniment touchants car tout simplement humains. “On cherchera rageusement le coupable, on n’en trouvera aucun, ou bien ils le seront tous” déclare l’auteure dans sa note d’intention et on ne peut que lui donner raison.
Une comédie grinçante dont on ressort avec un certain penchant pour l’introspection.
Isabelle Fauvel