Il y a plusieurs justifications à évoquer Marcel Sembat aujourd’hui. D’abord parce que cela fera cette année cent ans qu’il est mort brutalement. Ensuite cet homme de gauche a été ministre d’un gouvernement d’union entre 1914 et 1916, ce qui l’ancre dans une problématique très contemporaine. Également en raison de son engagement pour les arts et les artistes qui allait de pair avec ses convictions politiques en matière de liberté d’expression. Un livre publié en 2008 aux éditions Somogy/Archive Nationales (ci-contre) raconte non seulement en détail la vie de cet homme mais aussi le couple qu’il formait avec l’artiste Georgette Agutte. Intitulé « Marcel Sembat et Georgette Agutte à la croisée des avant-gardes », l’ouvrage va donc bien au-delà du terrain politique en s’attardant sur le collectionneur qu’il fut avec son épouse et ses relations plus ou moins denses avec des personnalités comme Rosa Luxemburg, Auguste Rodin, Matisse, Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars ou encore Marcel Proust.
Né en 1862 à Bonnières-sur-Seine (Yvelines), il y débuta ses études avant de rejoindre le collège catholique et parisien Stanislas, placé par sa mère ici décrite comme « veuve et bigote ». Ce qui aura pour effet sur Marcel de développer un anticléricalisme notable. Son supérieur dira alors de lui qu’il était le « révolutionnaire le plus distingué que nous ayons jamais formé ». Cet homme mérite en tout cas une remise en lumière, lui qui a longtemps été dans l’ombre d’un certain Jean Jaurès. Mais pour beaucoup il n’est plus qu’une station de métro à Boulogne-Billancourt ce qui est injuste.
On l’a dit, Marcel Sembat n’a pas fait que de la politique, il a aussi été journaliste, notamment au Populaire de Paris, le quotidien de la SFIO. C’est dans le même organe qu’en 1922, juste après sa mort, Jean Longuet écrivit: « C’était surtout et avant tout un journaliste, un brillant journaliste (apparemment on ne disait pas encore « immense », ndlr), le plus séduisant, le plus grand journaliste qu’ait connu la presse socialiste française. » Mais auparavant il avait tout de même été élu député du 18e arrondissement et au passage, quand on voit ce qu’il en est advenu en 2022, on mesure mieux la somme des valeurs perdues. Quant à la Chambre, le moins que l’on puisse dire est qu’il s’y faisait entendre, attaquant « la barbarie » des soldats français en Chine, dénonçant les expéditions coloniales, défendant les antimilitaristes et défendant la liberté d’expression pour les peintres cubistes.
Quand il s’exprimait en public malgré une certaine gaucherie si l’on peut dire, celui qui était également avocat et franc-maçon, contribuait avec ses pairs à faire salle comble. On ne peut guère en dire autant pour le PS en 2022. Il se battait également pour la cause des femmes pour lesquelles il a réclamé dès 1898, l’égalité des droits civils et politiques. À noter, eu égard à ce qui vient de se passer aux États Unis, qu’en 1920, il fut l’un des rares députés à « protester contre le durcissement de la répression de l’avortement ». Ajouté à cela que « son humour faubourien, sa capacité à prendre en permanence du recul par rapport à l’actualité la plus pressante, une lucidité s’exprimant volontiers sous la forme de sarcasmes », sa tendance à gribouiller lors des conseils des ministres, lui valurent quelques critiques acerbes en retour. Sans compter des lettres de menaces anonymes autant que nauséabondes, comme on peut le découvrir dans le livre qui nous sert de repère.
Son épouse était une peintre de facture plutôt classique ce qui ne l’empêcha pas de défendre l’art moderne à une époque où le critique Louis Vauxcelles évoquait à propos du cubisme une « crise de géométrie picturale », genre brocardé également par le directeur du Figaro Gaston Calmette, pourfendant ces « élucubrations d’épileptiques ». Comme l’écrivit en 2008 Christian Phéline, Sembat défendait la liberté de l’art en général mais « était resté assez éloigné des recherches cubistes, pour ne pas réduire sa plaidoirie à une simple connivence esthétique ». C’est ainsi que Sembat défendait l’expression artistique estimant que l’on pouvait juger un tableau mauvais mais qu’il n’était pas obligatoire d’aller chercher les gendarmes pour autant. Et ce alors que l’année suivante, en 1913, un commissaire de police fit décrocher d’une exposition une œuvre de Van Dongen (« Le châle espagnol ») où l’on voyait une femme trop nue.
Et Apollinaire dans tout cela? On trouve au moins deux fois sa trace dans le sillage de Marcel Sembat. En 1912, lors d’une exposition de Robert Delaunay qu’il initie, Apollinaire lui fait cette dédicace en le désignant comme « le défenseur des libertés en art ». Et deux ans plus tard, il lui demande une autorisation en faveur de son amante Lou, afin qu’elle puisse circuler en zone militaire: « je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous personnellement mais vous connaissez, j’ose croire mon nom, et j’ai l’honneur d’être connu de votre femme, Madame Georgette Agutte, dont j’ai eu plusieurs fois à louer le talent de peintre. » Quel flatteur.
Georgette fit plusieurs portraits de son compagnon en train de lire, très concentré, le regard cerclé par des lunettes métalliques et le bas du visage entièrement camouflé par une barbe importante. Elle en était tellement éprise que lorsque celui-ci mourut le 4 septembre 1922 d’une attaque cérébrale elle écrivit à son neveu avant de se tirer une balle dans la gorge: « je ne puis vivre sans lui. Minuit. Douze heures qu’il est mort, je suis en retard ».
Et douze ans après en 1934, on inaugurait une station de métro, en hommage au plus distingué des révolutionnaires.
PHB
Toujours un plaisir de se surprendre à plonger dans un récit-portrait auquel on ne s’attendait pas.
Et donc une perplexité : et Picasso ? Une retenue face au cubisme ? Une différence de courant politique entre socialistes ? L’un trop chic et distingué, l’autre plus provoquant et trop porté sur l’argent ?