Il ne faut jamais défier les adolescents trop longtemps. Si le projet est bien présenté, ils foncent. C’est ce qui est arrivé à quelques jeunes chanceux appartenant à des classes de sixième et de cinquième. Leur prof Tristan Félix, poète par ailleurs et bien d’autres choses encore, leur a proposé de « coloniser » des pages blanches, avec des calligrammes, mot inventé par Apollinaire après le temps des calligraphes. Un exercice consistant à plier les mots au service de la forme. Elle en a fait un livre étonnant dont la couverture parle toute seule. Sur ce dessin soumis aux contours du sujet, peut-être un autoportrait, on peut lire sur la droite, le long d’une courbe qui épouse une natte: « Mes épaules portent un lourd fardeau, un ensemble de faiblesses et de défauts. » Ce qui traduit bien les doutes existentiels, la faible estime de soi que l’on peut avoir à cet âge où tout va commencer, où l’innocence s’éloigne inexorablement dans le rétroviseur.
Intitulé « La forêt, une pensée brûlante », l’ouvrage mêle des aphorismes de pré-adolescents avec des œuvres collectives émargeant, si l’on veut absolument coller une étiquette au résultat, au registre de l’art brut. C’est tout à fait fascinant de voir quelle puissance d’expression se concentre en l’occurrence dans une tête de chat, un coquillage, un cœur, une fleur, un bébé, un monstre, ou des formes échappant à toute nomenclature. Le tout précédé d’aphorismes on l’a dit, comme « une heure d’iguane vaut deux heures de ver de terre » ou juste après, « le temps existait déjà jusqu’à ce que l’homme l’invente ». Tristan Félix a ainsi amené ses élèves à non seulement réfléchir mais aussi à découvrir que de leur moi profond pouvait surgir une créativité, un trésor en devenir, qu’il n’y avait plus qu’à libérer.
« Comment penser le monde à douze ans? » s’interroge-t-elle dans son introduction. De toute évidence elle a eu la réponse. Notamment par rapport au nouveau monde qui entoure les jeunes contributeurs du livre, dont les jeux vidéos qui fondent leur attirance calculée, sur une succession de pièges à éviter et jusqu’à épuisement. Pour cette enseignante qui réfléchit et invite à réfléchir, il faut se garder d’une Éducation nationale qui « rêve de tout miser sur le numérique, s’éloignant chaque année de toute incarnation sensible, alors que l’on a déjà mesuré qu’aucun progrès cognitif significatif n’en découle, au contraire ». Tristan Félix estime que cette tendance substituant symboliquement les tablettes au tableau noir, fait que « le marché du numérique se frotte les mains, qu’il a sales, sur le plan écologique comme politique ».
Ses ados ont donc bossé sans se faire prier, ce qui donne au final cent-sept dessins, cent-soixante dix aphorismes et sans compter les calligrammes de pure obédience. L’auteur n’en est pas à son premier essai du genre. Mais cette fois elle a innové en demandant aussi à ces jeunes ravis de l’aubaine (l’année dernière) de réaliser trois œuvres à vingt-quatre mains dont on peut voir un exemple ci-contre. « En véritables apprentis tisserands, explique-t-elle joliment, les élèves ont suivi des fils de conduite très précis » comportant « le maniement de la plume », le sens du cadrage, de la « minutie et même la ruse pour récupérer les taches importunes ». Pour elle, « il faut toujours faire confiance à l’inconnu toujours prompt à exciter l’intelligence et l’imagination » sans hésiter « à se dérouter » afin de se « libérer du prêt-à-penser ».
Nobles desseins dans un monde de l’enseignement dont on nous rabâche qu’il est en crise, avec des programmes et des approches pédagogiques qui ne cessent il est vrai de fluctuer, selon l’humeur politique du moment. Combien d’élèves pris au hasard à la sortie d’un collège sauraient définir un aphorisme ou un calligramme, sûrement pas beaucoup. En faisant sortir les siens hors des sentiers battus, en leur apprenant ni plus ni moins l’art et la poésie avec tout au bout la récompense de l’œuvre enfin réalisée, en donnant enfin un sens honorable à la « colonisation » d’une page blanche, Tristan Félix leur a ouvert des voies, leur a appris ce pas de côté qui leur permettra de belle manière, à prendre quelque distance au cas où. Permettre c’est toujours mieux qu’interdire.
PHB
Merci de nous faire entendre un autre discours sur les ados et les profs. Et chapeau bas à ceux qui savent donner appétit.
Merci à ces élèves et à ce prof !!!!! BRAVO !!!!!!
Cher Philippe,
quand vous écrivez « Combien d’élèves pris au hasard à la sortie d’un collège sauraient définir un aphorisme ou un calligramme, sûrement pas beaucoup. »
Vous êtes méchant avec les élèves… Moi j’aurais écrit : « Combien de ministres sortant de l’Elysée le mercredi sauraient définir un aphorisme ou un calligramme, sûrement aucun »
Surtout pas l’ancien « ministre de la rééducation » qui auraient pensé qu’un calligramme et un aphorisme, c’étaient des concepts islamo-gauchistes… et qu’il fallait envoyer la troupe pour donner une bonne leçon aux élèves de Monsieur Felix et les laisser debout les mains sur la tête pendant quelques heures…
Quelle belle idée ! Révéler aux adolescents leur richesse intérieure et laisser libre cours à leur créativité trop souvent glissée sous le tapis !
Si avec Dostoïevski on peut avoir cet espoir lointain que “La beauté sauvera le monde”, soyons certains que, pour l’instant, la poésie peut contribuer fortement à l’empêcher de se noyer.
Et merci pour la découverte de PhB éditions.