C’est donc un « immense » acteur qui vient de nous quitter sous une pluie d’hommages et, cela fait déjà deux beaux poncifs inscrits au compteur. Gabin était immense, Belmondo pareil, Piccoli itou et Jean-Pierre Bacri idem. Ce n’est pas compliqué, on leur colle toujours la même étiquette. Jean-Louis Trintignant n’y a pas échappé. Bien sûr par « immense » il faut prendre en compte la dimension immatérielle, car pour ce qui est du cercueil ou de l’urne funéraire, c’est à peu près la même taille pour tout le monde. Il est bien rare qu’un acteur microscopique nous quitte, du reste personne ne se risquerait à le mentionner en utilisant cet épithète. Lorsqu’ils sont moins importants, Philippe Léotard, Wladimir Yordanoff, Étienne Chicot au hasard, on va plutôt évoquer des artistes à la sensibilité méconnue, abonnés aux seconds rôles (deux poncifs de plus) mais ils ne seront pas qualifiés d’immenses à leur sortie de scène, de monstres sacrés, voire de légende (morte ou vivante). Ils auront donc droit à quelques mots aimables sans plus, du moins si l’actualité leur laisse un peu de place. La marque de l’immensité se reconnaît quand les chaînes « bouleversent » ou « bousculent » leurs programmes afin de rendre un salut collectif à ceux qui nous firent rêver. Le nec plus ultra étant la cour des invalides (Belmondo).
Les télés auraient été bien inspirées, mais sauf erreur ce ne fut pas le cas, de diffuser « Le Fanfaron », un film italien de Dino Risi sorti en 1962. On y voit le très bon Vittorio Gassman, Jean-Louis Trintignant donc, et sans oublier le cabriolet Lancia Aurélia B24, lequel fera office de cercueil à Trintignant pour la sortie de route finale. Presque tout est délectable dans ce film, y compris la bande originale jazzy signée Riz Ortolani. La construction de l’histoire est très bien faite, résumons pour ceux qui ne l’ont jamais vu ou ou un peu oublié. Dans une Rome surchauffée où tous les magasins sont fermés, un quinze août, un homme excentrique (Vittorio Gassman) erre en voiture, la fameuse Aurélia, car il est à court de cigarettes. Il fait la connaissance d’un étudiant en droit (Jean-Louis Trintignant) à peu près coincé de partout et qui ne fume pas. Une belle opposition de caractère se met en place. Gassman (Bruno) bouillonne de vie, il est exubérant, laisse libre cours à sa joie de griller tous les sens interdits. Il est mufle, insolent, insultant, moqueur, dragueur, charmeur, vociférant. Son compagnonnage quelque peu encombrant, agit sur le jeune homme (Roberto) comme une salutaire essoreuse.
Ce film a ceci d’enthousiasmant qu’il est l’une des marques cinématographiques d’une libération des esprits et plus encore de l’impérieuse nécessité de goûter à la vie toutes affaires cessantes, sans respecter les codes de la lourde bienséance qui prévalait encore au sein des sociétés européennes. L’on roule à tout berzingue, tête au vent, de préférence sur la file de gauche, ce qui fait dire à Roberto dont le métabolisme moral change à vue d’œil, qu’il se croit en Angleterre. Le jeune homme prend alors le train de sa propre émancipation avant d’aller crever en contrebas d’un virage. « Je ne connais pas son nom de famille, j’ai fait sa connaissance hier » conclura alors Bruno, à côté d’un policier casqué.
Les Français ne peuvent pas dire la même chose. Ils connaissaient Trintignant depuis plusieurs décennies, ils reconnaissaient son timbre neutre si particulier (dû à la perte voulue par l’acteur débutant de son accent du sud), ils savaient dans quelles circonstances tragiques il avait perdu sa fille Marie. Bref, immense, voire colossal tant que nous y sommes, Trintignant l’était peut-être, mais il faisait surtout partie de la famille du cinéma français et c’est ainsi que le deuil a saisi ses admirateurs, même si à 91 ans il n’y a rien de véritablement choquant à tirer sa révérence.
L’ex-pilote et producteur de vin aimait la poésie de Boris Vian, Jacques Prévert, Robert Desnos, mais aussi Apollinaire, ce qui justifie cet office posthume. En 2003, il avait lu sur scène « Les lettres à Lou » avec Marie et l’avait refait deux ans plus tard, seul, en adresse à sa fille assassinée. Celui qui disait n’avoir pas d’autre ambition que de « tourner plus de films que Piccoli », est mort le 17 juin, un jour de grande chaleur comme dans « Le Fanfaron ». Dont le titre original était « Il Sorpasso », le « dépassement », mais toujours trop à gauche.
PHB
Le cinéma italien aura décidément marqué la jeunesse de nos acteurs.
Ici Dino Rizzi avec Jean-Louis Trintignant, comme Mauro Bolognini avec Jacques Perrin (La corruption).
Cet hommage a le grand mérite de nous donner les mots pour nous associer.