Dans le cadre de ses réjouissances moliéresques, la Comédie-Française met aujourd’hui à l’honneur une petite comédie en un acte fort plaisante, “Le mariage forcé” (1664). Molière y déconstruit de manière tout aussi géniale que savoureuse la figure du patriarcat en inversant astucieusement la contrainte : l’obligation du mariage est ici non plus subie par la jeune fille (Dorimène) mais par le vieux célibataire (Sganarelle), un vieillard en tout point détestable. Le propos est audacieux pour l’époque et Molière, en les détournant, se moque férocement des mœurs de son temps. Mise en scène par Louis Arène, ancien pensionnaire de la Comédie-Française et co-fondateur du Munstrum Théâtre, une compagnie dont la particularité est de travailler à partir du masque, la comédie oscille ici entre bouffonnerie et farce macabre. Jeu masqué, inversion des genres, sorcières shakespeariennes et références à “Orange mécanique” nous dévoilent la pièce sous un jour nouveau. Une vision pour le moins décapante !
De larges planches en bois clair recouvrent la petite scène du Studio-Théâtre ainsi que les trois murs délimitant le plateau. La place publique imaginée par Molière est devenue un espace clos qui pourrait nous faire penser à l’intérieur d’une datcha si l’endroit n’était entièrement vide, la lumière aussi éclatante et le plancher si ostensiblement incliné. Ce décor “fermé” et apparemment tout d’une pièce, s’avèrera, par la suite, receler maintes ouvertures, sources de nombreux effets comiques voulus par une mise en scène endiablée. Cette scénographie imaginée conjointement par Éric Ruf et Louis Arène répond, comme s’en explique le metteur en scène, à une “dramaturgie du renversement”, reprenant de ce fait l’idée d’inversion développée dans l’intrigue par l’auteur lui-même. Codes et conventions sont ici délibérément inversés et le tréteau de bois se voit donc détourné pour créer “un espace fermé, presque carcéral. (…) Un espace mental dont Sganarelle est l’éternel prisonnier. Tout comme il l’est de ses névroses.”
Dans cet espace clos dont il semble impossible de s’extraire va donc se jouer la comédie du “Mariage forcé”. Une comédie qui, pour Sganarelle, virera à la tragédie. De quoi s’agit-il exactement ?
Sganarelle, célibataire ayant passé la cinquantaine, s’est mis en tête de se marier. L’objet de son choix est une belle jeune fille du nom de Dorimène. Bien que le mariage soit prévu pour le soir même, il souhaite néanmoins avoir l’avis de son ami Géronimo sur le fait de prendre femme. Dans un premier temps, celui-ci le lui déconseille mais, devant l’entêtement de Sganarelle et voyant que la chose est quasi faite, finit par lui donner raison. C’est alors qu’une conversation fortuite avec Dorimène vient éveiller les craintes de Sganarelle. Contrairement à la jeune fille, il n’envisageait pas du tout le mariage sous l’angle de la liberté réciproque. Inquiet de s’être peut-être un peu précipité, il souhaiterait creuser plus à fond le sujet avec Géronimo, mais ce dernier lui conseille plutôt de prendre l’avis de deux philosophes. Pancrace et Marphurus se montrant aussi farfelus et peu fiables l’un que l’autre, Sganarelle tente alors de se faire lire les lignes de la main par des bohémiennes. À la question de savoir s’il sera cocu, il n’obtient qu’esquives et ricanements. Son inquiétude va croissant. C’est alors qu’il surprend Dorimène expliquant à son amant Lycaste qu’elle ne se marie que pour l’argent et compte bien être veuve avant six mois. Édifié par de tels propos, Sganarelle veut reprendre sa promesse de mariage auprès d’Alcantor, son futur beau-père, mais Alcidas, le frère de Dorimène, le provoque en duel et, devant son refus de se battre, commence à le rouer de coups de bâton. Sganarelle se voit ainsi forcé d’accepter ce mariage.
Louis Arène reprend dans sa mise en scène la folle mécanique de la Commedia dell’arte, alors fort populaire au XVIIe siècle. Un jeu distancier, outrancier, très enlevé et parfaitement approprié à cette petite comédie. Les masques qu’il utilise et qui font toute la singularité de ce spectacle -et apparemment du travail de sa compagnie- diffèrent cependant totalement de ceux de la tradition italienne. Ce sont des masques très fins, de couleur chair, qui se confondent avec le visage et procurent une grande impression d’étrangeté. Une sorte de double peau qui recouvre toute la partie supérieure de la face, englobe les cheveux, ne laissant dépasser que les oreilles. Les références sociales, temporelles ou même genrées disparaissent alors, hommes et femmes ayant tous uniformément une tête en crâne d’œuf. Cette tête devient assez mystérieusement le miroir des sentiments du personnage, comme si toute tricherie était désormais impossible. C’est ce qui est fascinant dans le jeu masqué. Il ne peut y avoir d’apparence trompeuse. Les masques neutralisent les expressions pour mieux les rendre et révéler la nature profonde des personnages, ici leur “monstruosité”.
Ainsi Sganarelle, dès la première scène, alors que sa perruque prend la tangente -elle disparaît littéralement par une trappe-, se montre-t-il sans fard comme l’homme détestable qu’il est, mélange d’avarice et de lubricité, tenant tout autant d’Harpagon que d’Arnolphe. Dans cette idée de “dramaturgie du renversement”, il est interprété ici par une femme, Julie Sicard, tout aussi incroyable que méconnaissable, ce qui ajoute encore à l’étrangeté du personnage. De même Dorimène est-elle jouée par Christian Hecq, dont la préciosité feinte, si elle provoque le rire, donne encore plus de force à la figure prédatrice de la jeune promise. Car Dorimène n’a rien d’une jeune fille soumise et Molière se montre là féministe avant l’heure. Toute sa pièce tend à ridiculiser la figure masculine dominante et à prendre le parti de la femme. Il y a aussi du George Dandin chez Sganarelle… Quant à Dorimène, elle tient plus de Célimène ou d’Angélique que d’Agnès et son propos est on ne peut plus clair : “ (…) la sévérité de mon père m’a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j’enrage du peu de liberté qu’il me donne, et j’ai cent fois souhaité qu’il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j’étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai.” C’est dit.
Molière ne manque pas, comme à son habitude, de tourner également en ridicule quelques “savants” de son époque. Pancrace et Marphurus, deux docteurs en philosophie, font ainsi les frais de sa raillerie, nous offrant des scènes d’une belle cocasserie. Mais si l’on rit beaucoup dans ce spectacle, la mise en scène et le jeu des comédiens poussant sans cesse le grotesque à son paroxysme, l’inquiétude est aussi de mise car la cruauté y est tout autant exacerbée. Et la farce, finalement macabre. Les deux bohémiennes créées par Molière ont ici l’apparence de trois sorcières maléfiques et la célébration du mariage tourne au pire des cauchemars ! Louis Arène, forçant le trait jusqu’au bout, a, en effet, ajouté un épilogue muet dont la sauvagerie n’est pas sans allusion à l’univers du film de Kubrick “Orange mécanique”. Avant de conclure, saluons les cinq merveilleux comédiens -Julie Sicard, Christian Hecq, Sylvia Bergé, Benjamin Lavernhe et Gaël Kamilindi- qui portent et se partagent la dizaine de rôles que comprend la pièce. Un spectacle insolemment jubilatoire!
Isabelle Fauvel
Quel magnifique compte-rendu !