Plusieurs choses ressortent de ce portrait impeccable réalisé par Agnolo Bronzino (1503-1572). Le maintien général du personnage, l’intelligence et l’amertume du regard et, sagement assis sur les genoux de la dame, un petit chien qui peine manifestement à contenir sa joie. Nous ne savons pas qui elle est, sauf qu’elle appartient à une époque où le maniérisme était en vogue. Cependant, ce qui domine dans cet ensemble hautement aristocratique, c’est le rouge intense de la robe, un rouge puissant qui attire l’œil. Cette huile sur bois fait justement partie d’un livre publié il y peu sur le rouge, par l’historienne d’art, Hayley Edwards-Dujardin, sachant qu’elle en a commis d’autres, sur le rose, l’or et le bleu. La quatrième de couverture prévient que l’auteur distille ce faisant une « érudition mesurée » et pourtant la lecture de l’ouvrage est non seulement assez riche mais fort plaisante car elle est parsemée d’anecdotes et de bonnes citations comme celle de Picasso qui disait: « quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge ». Bronzino s’était peut-être trouvé dans ce cas-là, qui sait.
L’auteur nous plonge ainsi (avec mesure donc) dans les 14.400 nuances de rouge déterminées par Michel-Eugène Chevreuil dont, parmi les principales, le garance, le vermillon, le magenta et le pourpre, l’un des plus foncés. Elle nous cartographie l’origine des rouges issus de la cochenille, de la seiche, du minium ou du cinabre, jusqu’aux pigments synthétiques que sont l’alizarine et la pourpre d’Allemagne, le vermillon d’Égypte et de Chine. Elle nous emmène également en Argentine à la Cueva de la Manos où, il y a treize mille ans, huit cent vingt-neuf mains ont été apposées sur la paroi comme un salut de longue durée à l’adresse de l’humanité moderne. La signification de ce concours de mains est par contre inconnue.
Ce livre peut s’ouvrir au hasard et chaque fois il se produit une rencontre avec un artiste et naturellement le rouge comme fil conducteur, comme pour « Les amants » de Egon Schiele (1890-1918), ou bien en plus surprenant, « Le portrait de la journaliste Sylvia von Harden » par Otto Dix (1891-1969) et réalisé en 1926. Une exécution (1) qui étonne effectivement, tant le peintre s’est attaché à plaquer sur bois l’absence de beauté du personnage, son teint cadavérique, sa moue dédaigneuse, son ambivalence de genre, son bas qui tombe, son monocle, ses mains géantes. Hayley Edwards-Dujardin voit à travers ce portrait de Sylvia von Harden, « une émancipation, un certain je-m’en-foutisme, mais aussi la solitude de ceux qui jouent un rôle et dont l’anxiété sourde et brutale est à l’image de ce rouge ardent et cru envahissant ». Le peintre avait lancé à son futur modèle: « Je dois vous peindre! C’est impératif! Vous êtes représentative de toute une époque! »
La thématique du rouge étant bien large, l’auteur s’est appliqué à choisir des œuvres représentatives d’une épopée graphique où l’utilisation de cette couleur était un moyen sûr d’interpeller l’attention. Et c’est pourquoi dans liste des tableaux choisis, elle n’a pas oublié les grands noms allant de Van Eyck à Gauguin en passant par Mondrian. Il s’agit à chaque fois de choix pertinents, alliés à une mise en contexte réveillant à l’occasion de l’histoire de France comme ce rouge utilisé par Philippe de Champaigne pour Richelieu et qui plaisait tant au cardinal.
Parmi les références moins connues et sélectionnées par l’auteur, figure par ailleurs, « L’amulette du prince Khâemouaset » datant de 13 siècles avant Jésus-Christ. Hayley Edwards-Dujardin nous explique que là-bas et à cette époque, le rouge signifiait le désert, le feu et le mal tandis que le bleu par exemple servait à symboliser la spiritualité et l’eau. L’auteur décèle dans cet objet au design très pur, un éloignement des « connotations péjoratives « du rouge afin de mieux « matérialiser » le sang de la déesse Isis, en canalisant « la création et l’incarnation du lien à l’au-delà, à l’invisible ». Cette amulette protectrice par principe, que l’on peut découvrir au Louvre, nous rappelle que nous manquons singulièrement de ces choses pénétrées de pouvoir. Celles qui nous permettraient d’éviter nombre d’obstacles de la vie courante, de mieux absorber les chocs variés et, le cas échéant, de se rétablir plus vite. De nos jours, l’amulette prendrait plutôt la forme d’une carte Vitale dont la couleur verte peut nous rappeler qu’au temps de Ramsès II, elle symbolisait la nature, la santé et la jeunesse.
Presque chaque page de cet ouvrage nous charme comme cette « Liseuse » du peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905), « l’homme qui aimait les rousses » est-il titré. Selon l’auteur, lorsque la « brume rousse vient se poser dans le creux du ventre de la liseuse, on se dit que le peintre a poussé l’érotisme de son tableau jusqu’à son paroxysme ». Pas faux. Pour elle, qui n’oublie pas en exergue de citer « La jolie rousse » d’Apollinaire, « le roux nous parle de mystère et de surnaturel, du féminin à son acmé ».
Après cette belle virée dans le rouge, grâce à ce livre acheté au hasard d’une visite au musée des Beaux-Arts d’Angers, la tentation devient grande d’enchaîner sur le bleu, le rose et l’or. Si la suite est à l’avenant du premier, nous reprendrons bien un ticket d’érudition mesurée.
PHB
Pour rappel, Henner a son musée à Paris. Pour ceux ( et celles) qui aiment les rousses…