Il existe des tas de sortes de couteaux sauf celui à couper le brouillard. Quand bien même quelqu’un viendrait à l’inventer, il ne servirait plus à rien, du moins à Paris. Nous pouvons certes connaître quelques matinées de demi-brume au cours de l’hiver (photo ci-contre), mais le vrai brouillard, le franc brouillard propice à l’oubli de soi, a disparu des rues de la capitale. C’est une perte, peut-être un signe. Nous ne regrettons pas ici le brouillard de pollution, mais bien le phénomène atmosphérique naturel produit par de minuscules gouttes d’eau, perturbant la luminosité et entourant toute chose d’un halo étrange. À Paris, foncer dans le brouillard ne veut plus rien dire. La seule métaphore qui tienne encore un peu la route dans ce domaine mais indépendante de la question géographique, c’est le fait d’être dans le brouillard, signifiant par-là que les brumes du réveil ou celles causées par une soirée trop arrosée, font que l’on peine à avoir les idées claires. Il faut attendre qu’elles se dissipent.
Pour les nostalgiques, il est possible de créer du brouillard artificiel en déposant de la glace dans une cuvette d’eau chaude. Il paraît que l’on obtient alors deux à trois minutes de bon brouillard fait avec amour. S’il faut joindre l’utile à l’agréable on peut aussi faire un plat en cocotte et profiter un court instant d’un lâcher de vapeur réconfortant qui couvrira d’une buée émouvante les fenêtres de la cuisine. Il y a également la solution consistant à séjourner trente minutes dans la salle la plus chaude d’un sauna en compagnie d’éphèbes et de nymphes mais on conviendra que ces solutions extrêmes soulignent d’autant plus la disparition du brouillard parisien. Cette purée de pois qui nous rend myope en estompant d’une humeur blanchâtre, grisâtre, la somme des contours urbains. Le brouillard nous reposait des réalités, instaurant une pause salvatrice entres elles et nous.
Oui on nous a piqué le brouillard. Celui qui faisait dire à Robert Louis Stevenson dans « Dr Jekyll et Mr Hyde » en 1886, que le susdit « était toujours là, étouffant l’espace sur la ville engourdie, laissant percer la lueur de quelques réverbères rouges comme des escarboucles: noyée et assourdie dans l’épaisseur nuageuse, la rumeur de la vie et son charroi dans les grandes artères ne leur parvenait plus que comme un souffle de gros vent ». Mais c’était en Angleterre et là-bas on parle davantage de fog ou de smog, c’est-à -dire quand la pollution s’en mêle. Comme le nuage toxique qui étreignit Big Ben une semaine durant, en 1952.
La densité urbaine à Paris n’est plus propice au brouillard, nous explique-t-on sur le site météo.com. Tout au plus huit jours par an contre près de 70 à Dijon. En 1983, le professeur Gisèle Escourrou s’était penchée sur la question, expliquant dans un article que les dernières grandes années de brouillard parisien se situaient dans les années vingt. Et qu’à partir de 1950, les spécialistes avaient constaté une « diminution brutale » de la fréquence des brouillards au parc Montsouris lequel servait de point de repère. Et que ce phénomène se confirmait depuis en raison de la baisse de la pollution.
Moyennant quoi, le Parisien a gagné en visibilité, au contraire du banlieusard qui peut encore jouir (un peu) du plaisir de se perdre dans la brume matinale, des rues rendues floues, des lumières devenues nébuleuses. Grâce particulière qui faisait dire à Paul Verlaine dans un poème justement titré « Fog »: « Pourtant dans ce brouillard hagard/Ce qu’il faut retenir quand même/C’est, en dépit de tout hasard/Que je l’adore et qu’elle m’aime. »
L’humain faute de brouillard autour de lui, construira sa pénombre at home en tamisant la lumière après avoir tiré les rideaux, substitut qui le reposera à coup sûr de la netteté des choses, celle qui enlaidit davantage qu’elle n’embellit, celle qui accentue au lieu d’adoucir. La clarté nous aveugle et c’est pourquoi nous attendons la brume, la reposante brume qui égare et apaise, installant nos pensées dans de bienfaisantes nuées, sous des linges humides et de fraîches vapeurs.
PHB
Il me semble quand même qu’un couteau ferait bien l’affaire, en l’espèce : celui de Lichtenberg …
Amicalement,
JS