La traduction de la langue américaine, surtout venue de la poésie, n’est pas forcément chose aisée. Mais cela donne, de façon non littérale, à-peu-près ça: « Apollinaire est dans un endroit que nous ne pouvons pas voir et il nous regarde à travers des lunettes de haute puissance. Nous passons un appel téléphonique longue distance à Apollinaire mais Apollinaire ne répond pas. Apollinaire reste là, à écouter la sonnerie du téléphone, à nous regarder à travers des lunettes de haute puissance, à écouter la sonnerie du téléphone. C’est un peu les rideaux de la fin pour Apollinaire. Et des rideaux si hauts que l’on n’en voit que le bas. Apollinaire est dans le désert avec les rideaux tirés à minuit. Ces rideaux se trouvent être des rideaux violets. Apollinaire se déplace dans le désert comme un cadran solaire géant. Apollinaire est à trois heures et va vers trois heures et demie. Apollinaire est un lézard qui fait des chèques sans provision. » Ce bien original et déroutant poème, intitulé « Apollinaire in Nevada », est extrait de « Conversations with Apollinaire », un recueil publié en 1972 sous le nom de Jack Thibeau.
Le livret en question, sur seize pages, est arrivé fin avril dans la boîte aux lettres des Soirées de Paris, expédié depuis Gloucester City, dans le New Jersey, aux États-Unis. Il avait été publié à San Francisco en Californie par White Rabbit Press, une maison d’édition qui devait en même temps cesser ses activités. Commandé sur Ebay, on ne pouvait que s’interroger sur son contenu. Et incidemment sur son auteur dont la photographie de couverture fait davantage penser à une vedette de music-hall sous contrat avec une marque de dentifrice ou à un gangster-étoile avec sa moustache en fine dentelle ornant une bouche pleine de dents.
Bienheureuse découverte que ces « conversations » dont découle une poésie fort divertissante. Seule une biographie de l’auteur fait cruellement défaut au lecteur, les recherches sur Google n’ayant pas donné autre chose que le parcours d’un acteur américain homonyme qui n’a de toute évidence rien à voir avec le sujet. Le livre est bien référencé sur les sites de livres rares, mais les renseignements sont aux abonnés absents.
Quoiqu’il en soit, le contenu, très libre dans son expression, est d’une audace et d’une fantaisie hautement savoureuses, au fil des pages non numérotées. Il en est ainsi d’un texte titré « As time goes by », cette célèbre chanson de Herman Hupfeld créée pour le spectacle « Everybody’s welcome », joué en 1931. Et cela donne approximativement: « Aujourd’hui, Apollinaire danse à nouveau. Il danse tout seul avec un miroir. Les bras d’Apollinaire sont autour du miroir mais les bras du miroir ne sont pas autour d’Apollinaire. Apollinaire commence à chavirer. Il se souvient du jour où il a dansé toute la nuit à La Havane et il se souvient aussi de Casablanca quand il a dit au pianiste : Joue-le encore, Sam. Sam, bien sûr, le joue encore, alors qu’Apollinaire et le miroir se touchent tendrement. »
Ce Jack Thibeau s’était complètement laissé aller, en mêlant la drôlerie à son inspiration. Une réussite irrévérencieuse mais ô combien agréable à lire, tel cet improbable post-scriptum là aussi interprété en version française avec l’expérience et les moyens du bord: « Contrairement à une idée reçue, Apollinaire n’a pas inventé la basket de tennis et encore moins la chaussure de course. Les tennis et les chaussures d’athlétisme ont été inventées par un homme qui ressemblait à Apollinaire mais qui ne pouvait pas courir aussi vite. Et selon Apollinaire, ces deux inventions étaient des flops. »
De l’esprit complètement débridé de ce Thibeau dadaïste après l’heure, a également résulté un étonnant « Entonnoir électrique » car d’après-lui, « Apollinaire a appris à jouer sur le plus grand piano du monde. Le piano sur lequel Apollinaire a appris à jouer était si grand qu’il lui a fallu trois jours pour jouer un seul morceau. Selon la rumeur, ce piano était à peu près aussi grand que le Louvre. Finalement, Apollinaire a abandonné le piano sur les conseils de son médecin. Il ne trouvait plus le temps de dormir parce qu’il était toujours en train de jouer du piano. Son médecin lui a également conseillé de se mettre à jouer d’un autre instrument de musique. Ce qui fait qu’en quelques mois, Apollinaire est devenu maître de l’entonnoir électrique ».
On applaudit des deux mains tandis que nous tenaille le besoin d’en savoir plus sur l’auteur qui pensait que si Apollinaire était devenu célèbre, ce n’était pas parce qu’il était poète mais parce qu’il était Apollinaire. Un lézard aussi, qui faisait des chèques sans provision ou encore qui dînait à l’occasion au restaurant, avec deux énormes rubis posés devant lui. Toute occasion de s’étonner étant bonne à prendre, nous ne saurions trop conseiller à nos lecteurs de se procurer ce mince opus. Et si quelques uns d’entre eux ont des informations à propos de ce Jack, elles seront les bienvenues.
PHB
Je ne sais pas pourquoi (Thibeau s’approchant de Thibaudeau, peut-être) mais l’on aurait bien envie d’entendre ces poèmes dits avec l’accent québécois, et de les voir comme une facétie de nos « cousins »…
Un grand merci pour ce moment de sourire complet, des lèvres, du cœur et des neurones.
Ce que l’on peut en déduire de Jack Thibeau est sans doute qu’il aimait autant Apollinaire que ses lecteurs et la vie, et qu’aimer rend libre.
Il a en quelque sorte une téte de rastaquouére!
Quant à cette chanson merveilleuse,elle fait une grande partie du charme du film de Curtis,outre la présence de Bogart et Bergman.
Bonjour monsieur,
Effectivement, il y a peu d’informations concernant Jack Thibeau sur internet. En entrant « Jack Thibeau USA poet », on constate qu’il a publié des poèmes en Californie dès la fin des années 1960, comme The Saint and the football players (1969), mais c’est tout… Il reste un auteur confidentiel…
Merci encore pour votre découverte !