L’Indien qui sommeille en nous…

“Nous y voilà !” Amer constat d’une planète en décrépitude, d’une nature bafouée par l’homme.  Avec “Nous y voilà !”, la cause environnementale s’invite de façon pour le moins inédite, en textes et en musique, sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées. Tout à la fois chant d’amour et cri d’alarme, ce plaidoyer poétique et musical, porté par trois merveilleux artistes et de multiples voix, empruntées aux Indiens d’Amérique comme à nos plus grands poètes, nous engage à reconsidérer notre rapport à la nature. Puissant et magnifique !

“Nous y voilà, nous y sommes ! Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal”, alerte la romancière Fred Vargas à laquelle le titre de ce spectacle est emprunté.

L’heure est grave. Si le retour à un monde idyllique semble aujourd’hui illusoire, il y a néanmoins urgence à ralentir notre mode de consommation, à revenir à des choses plus simples. Il y a nécessité aussi à garder à l’esprit la parole pleine de sagesse des Indiens d’Amérique. “Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même.”, nous met en garde le chef sioux Sitting Bull (1831-1890).  Et nos poètes ne s’y sont pas trompés qui, dès le 16ème siècle, s’indignaient déjà, tel Ronsard (1524-1585), contre la coupe des arbres.

Henry David Thoreau, Charles Baudelaire, Georges Sand, Arthur Rimbaud, Esther Granek, Boris Vian, Jim Harrison, Jean Tardieu, Kamal Zerdoumi, Jeanetta Calhoun… font ici entendre leur voix pour louer la nature et s’alarmer de sa destruction par l’homme. Leurs mots viennent faire écho à ceux de Sitting Bull ou de Tecumseh (1), aux chants navajos et aux légendes inuites. Ce florilège de textes, à la composition judicieuse et savante, forme ainsi un long et beau poème nous invitant à faire renaître l’Indien qui sommeille en nous.

Sur scène, ils sont trois :  le comédien Philippe Torreton, le batteur Richard Kolinka et le multi-instrumentiste Aristide Rosier. Se donnant harmonieusement la réplique, tous trois sont formidables et forment un trio d’une belle homogénéité où la musique a autant sa place que la parole. Convoquant de nombreuses influences (pop, blues, électro, folk, psychédélique…), la création musicale est d’ailleurs particulièrement réussie, soulignant les textes sans jamais les étouffer. Philippe Torreton, dans une performance mi-déclamée, mi-chantée, est tout à son affaire. Habité par une cause qui lui tient visiblement à cœur, son jeu est grave et d’une grande intensité. Richard Kolinka, en véritable virtuose de la percussion, joue avec ses baguettes comme jamais, nous gratifiant d’incroyables envolées musicales et de chorégraphies spectaculaires. Aristide Rosier vient, lui, apporter une note de grande douceur à cet ensemble. Sa pratique instrumentale est tout aussi admirable que singulière, inspirée de la sonothérapie (ndlr, thérapie par les vibrations sonores), découverte en Inde, qui fait appel à des instruments aux sonorités pour le moins envoûtantes : bols tibétains, monocordes, flûtes, résonateurs… Ces instruments rares aux sons délicats et mélodieux viennent contrebalancer la batterie endiablée de Richard Kolinka.

Le rythme, formidablement entraînant, nous envoûte et l’alchimie semble atteindre son paroxysme sur un texte écrit par Philippe Torreton lui-même, “Nous étions partout”, véritable morceau de bravoure à l’énergie communicative dans lequel le comédien nous rappelle notre condition d’homme averti “ (…) Nous savions tout depuis / Le grand début / Sur le fini des choses / Le bref et le sursis / Le fragile et l’éphémère. / Des peuples entiers / Nous l’avaient dit / Avant de disparaître.” Saluons, par ailleurs, le beau clair-obscur créé par Dimitri Vassiliu et la mise en scène, simple et fluide, qui évite l’écueil de la position statique.

“Nous y voilà !” n’est pas un spectacle pessimiste ou misérabiliste, mais un avertissement, une sommation à agir. L’heure du grand sursaut est venue, nous dit-il. Voilà, nous y sommes. Fini donc de faire n’importe quoi, retrouvons nos esprits. Il n’y a plus un instant à perdre. C’est l’heure : “Votre esprit de rapacité vous fera disparaître. Notre esprit nous rendra faible en apparence. Mais un jour l’idée du respect de la terre renaîtra, car la fin de la vie est le début de la survivance.” (Sitting Bull). Agissons. Agissons pour pouvoir nous écrier avec Scott Momaday (2) “Je suis en bons termes avec la terre / Je suis en bons termes avec les dieux / Je suis en bons termes avec tout ce qui est beau… Voyez-vous, je suis vivant, je suis vivant.” Nous ressortons de ce spectacle, vivants, heureux et déterminés.

Isabelle Fauvel

(1) Tecumseh (1768-1813) était un chef de la tribu des Shawnee.
(2) N. Scott Momaday, né en 1934 à Lawton en Oklahoma, est un écrivain amérindien de culture Kiowa et Cherokee. Son roman “La Maison de l’aube ” (1968) a reçu le Prix Pulitzer de la fiction et marque le début de la Renaissance amérindienne.

“Nous y voilà !”, un spectacle de et avec Philippe Torreton, Richard Kolinka et Aristide Rosier jusqu’au 10 avril à la Comédie des Champs-Elysées 15 Avenue Montaigne 75008 Paris

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