Car c’est par la voix de Livane, comédienne et chanteuse, que le Théâtre de Dix-Heures nous donne rendez-vous avec le poète et chanteur disparu en 1981. Pour ce faire, elle a choisi d’emprunter à sa façon l’âme et la personnalité de Joha Heiman (1911-1999), la petite amie de Brassens durant une trentaine d’années. L’originalité du propos fonctionne complètement au point que, talent de la comédienne aidant, cela devient troublant. Nous marchons sans effort dans cette combine inattendue qui alterne prises de parole et interprétation des grands succès du chansonnier. Pas n’importe lesquels cependant, car tout est lié. D’autant que par-dessus le marché, l’interprète s’appelle Livane Revel. Son patronyme n’est pas sans évoquer la ville de naissance de Joha, en Estonie. Bizarre, non? Toujours est-il que lorsqu’elle interprète « À l’ombre des maris », cette chanson où il recommandé de ne « pas jeter la pierre à la femme adultère », il est impossible de ne pas penser à cette Joha qui était encore mariée au moment de commencer une liaison avec celui qui savait aussi, le cas échéant, louer son cambrioleur d’occasion.
Mais c’est ainsi. On entend d’ailleurs en voix off, le timbre si particulier du chanteur qui détaillait dans une interview comment il préférait séduire les femmes qui s’emmerdaient avec leur mari. Il puisait tellement dans ce vivier inépuisable, au point de chanter: « qu’à bord du Titanic quand il a fait naufrage/J’aurais crié/ Les femmes adultères d’abord. » C’est de cette façon, avec ses emprunts vocaux, que Livane arrive à mettre d’emblée le public dans sa poche. Ce soir-là, au théâtre de Dix-Heures, le politiquement correct était fort heureusement resté à l’entrée. C’est d’ailleurs une spécialité du quartier.
Toute la mise en scène de l’actrice est cohérente avec cette grande histoire d’amour qui se donnait rendez-vous tous les jours à quinze heures dans un garni choisi. Passé les moments charnels, nous raconte-t-elle en tant que Joha, il fumait sa pipe et elle ses Gitanes. Il n’avait évidemment jamais été question de mariage entre eux, ce qui permet à Livane de gratter les cordes de sa guitare au son très mélancolique de « La non demande en mariage » où il est dit (en 1966) que « L’encre des billets doux pâlit/Vite entre les feuillets des livres de cuisine/J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main/Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin ». Moyennant quoi, celle qui connut le divorce assez vite avec son premier mari, trouvera chez Georges Brassens, avec le chacun chez soi, tous les avantages (et quelques inconvénients sans doute, rien n’est parfait) d’une croisière au long cours.
Livane Revel nous ferait presque monter la larme à l’œil, heureusement qu’elle nous paie aussi quelques césures afin de nous égayer, comme avec sa très libre interprétation des « femmes qui s’emmerdent en baisant », ponctuant la chanson de quelques saillies drolatiques. Conquis, le public peut laisser libre cours à son esprit fripon, l’alibi est offert avec le prix d’entrée, en fredonnant avec elle. Livane Revel nous confie par ailleurs, en tant qu’elle-même, avoir été séduite par la vie de cet homme, ses amours avec Jeanne et Joha, son sens de l’amitié et sa générosité.
Seule en scène elle est donc devenue Joha (qu’il appelait Püppchen) avec suffisamment de subtilité, de légèreté et de tonicité, de façon à ce que chacun se sente embarqué dans ce jeu de rôle un peu casse-gueule quand même, s’agissant d’une icône à moustaches. On ne s’ennuie pas, le temps passe très vite, tandis que le seul revers de la médaille est de repartir avec un juke-box virtuel et des chansons entêtantes qui vous accompagneront depuis le métro, à votre chambre à coucher voire jusqu’au lendemain en vous brossant les dents. De celles entendues sur scène et les autres qui dormaient tapies dans notre mémoire avec les fameux accords de guitare du style « tapoum-papoum ».
C’était bien aimable de sa part en tout cas que d’aborder (et d’accorder) ce sujet avec une gaieté contaminante. De nous donner ce rendez-vous posthume en costume féminin, ce rendez-vous qui avait également fait l’objet d’une chanson à l’adresse de Joha plaidant entre autres choses: « La fortune que je préfère/C’est votre cœur d’amadou/Tout le restant m’indiffère/J’ai rendez-vous avec vous. » Ce n’est pas si souvent que l’on prend du bon temps à Pigalle, à côté des lieux de perdition où il est probable que quatre-vingt-quinze fois sur cent, on s’y emmerde en buvant.
PHB
Brassens nommait Joha « Püpchen » avec un seul « P » ce qui veut dire petit pet,
ainsi qu’orthographié sur leur sépulture.
Püppchen signifie petite poupée cf « Je me suis fait tout petit ».
C’est effectivement l’orthographe utilisée sur sa tombe. Le spectacle a retenu le sobriquet communément partagé. PHB
J’avais vu le spectacle de Livane (qui devient par moments Liviane dans votre texte) qui s’intitulait « Piaf, Fréhel et moi ». C’était formidable. Je suppose qu’elle n’a pas perdu sa pétulance, son aisance et son charisme sur scène. Il faut découvrir cette chanteuse qui vaut largement en voix et en présence Clara Luciani, la chouchoute du moment des programmateurs radios.
Merci pour le « i » en trop, corrigé. PHB
Je vous rassure, je ne me suis pas emmerdé en lisant votre texte absolument magnifique!
Merci beaucoup Philippe pour votre bel article, plein de détails intéressants et qui marque une écoute très attentionnée ! Je suis très flattée.
Il y a une confusion sur le nom du photographe. Serait-il possible de corriger ? Il s’agit de Paul Evrard et non de Thomas Bader. Merci infiniment! Livane
Désolé pour la méprise, correction effectuée. PHB
Merci beaucoup !