L’ibis « ne veut fréquenter que les bonnes gens, mais plutôt les pécheurs désespérés, disposés à commettre tout délit ». Cette chute à la moralité désuète figure dans le « Bestiaire Moral dit de Gubbio », intitulé ainsi parce que le recueil a été retrouvé dans une ville italienne du même nom, près de Pérouse. Fascinant bestiaire, empruntant à la littérature médiévale et qui vient de reparaître aux éditions Honoré Champion. Son auteur, Sylvain Trousselard, préfacier et traducteur nous explique qu’il s’agit d’un « hapax », c’est-à-dire « le seul bestiaire rimé de l’ensemble de la production littéraire italienne des 13e et 14e siècles ». Garni de sa préface, cet ouvrage est pour le moins savant et nous emmène bien loin de notre ère, des catastrophes que notre siècle se complaît à enchaîner. Les soixante-quatre sonnets de l’époque se voulaient porteurs d’une morale. Bien qu’il ne soit pas aisé, en l’occurrence, de trouver une application dans la vie de tous les jours. Quand il est dit par exemple que « l’homme est bien cet éléphant très puissant », que « l’arbre est le monde, et enfin l’ennemi est celui qui ainsi l’a abusé ». Peut-être que certains soucis ont finalement vécu.
Non, le charme du « Bestiaire de Gubbio » vient davantage de cette époque pleine d’ombres et d’animaux irréels, tels le bonnacon (taureau mythique aux cornes tournées vers l’intérieur ndlr), sachant que « qui le suit court à la damnation ». Ou bien la manticore (un visage d’homme, un corps de lion et une queue de scorpion ndlr) qui « voulant attirer les gens à soi », prenait l’apparence d’un « ange de lumière » afin de mieux perdre ceux qui se délectaient de la croire. Rien qu’avec ces deux-là, c’est déjà un beau voyage dans le temps, mais l’auteur inconnu, trousse également un poème avec l’éale en guest-star, l’éale qui était selon Sylvain Trousselard, « un animal mythique d’Éthiopie, ressemblant à une sorte de chèvre à quatre corne pivotantes ». Celle qui faisait découvrir à l’homme le bien et le mal, pour le garder « de la voie détournée » et éviter de sombrer dans le désespoir. Elle serait bienvenue sur la scène géopolitique en cours celle-là. Avec ses cornes pivotantes, elle nous laisserait si bien médusés, que nous en oublierions peut-être de nous battre.
C’est également aux éditions Honoré Champion que parut en 2019, le « Dictionnaire Apollinaire », double volume passionnant, dans lequel on trouvait bien évidemment un chapitre sur le « Bestiaire » de Apollinaire illustré par Raoul Dufy et paru en 1911. L’auteur de ce chapitre, Anna Saint-Léger Lucas, qui pointait en conclusion que « les allusions chrétiennes (…) et l’exploitation systématique de l’animal pour parler de l’humain » n’étaient pas sans justement rappeler le bestiaire médiéval, soustraction faite de son aspect moralisateur. Celui d’Apollinaire était effectivement bien différent avec des allusions à l’amour et à l’érotisme, sans compter des calembours imbriqués, assemblage presque impossible à déceler dans celui de Gubbio sauf à parcourir ce dernier dans un état de conscience anormal. Et puis la poésie d’Apollinaire n’était pas de la même encre, loin s’en faut, encre qui lui faisait écrire si joliment à propos de l’ibis: « Oui, j’irai dans l’ombre terreuse/Ô mort certaine, ainsi soit-il!/Latin mortel, parole affreuse, Ibis, oiseau des bords du Nil./
Compliments en tout cas à l’inconnu de Gubbio, au découvreur de l’œuvre au 19e siècle dans une bibliothèque privée, et aussi au traducteur qui devait se sentir bien seul face à ce patois démonétisé. Sylvain Trousselard évoque à ce propos cette sentence de Umberto Eco en la matière, « dire quasi la stessa cosa » soit le titre d’un de ses livres et qui signifie « dire presque la même chose ». Umberto Eco qui avait également balancé avec une justesse imparable que la traduction était la première langue parlée dans le monde. D’ailleurs Sylvain Trousselard laisse entendre que le bestiaire découvert à Gubbio pourrait bien être le fruit d’une traduction. Pure supposition mais, précise-t-il plus loin à son compte, qu’il s’agit « de procéder à un ensemble de réajustements pour que le sens puisse perdurer et se transmettre tout en donnant lieu à une respiration poétique ». Sur ce dernier point et pour ce qui est plus généralement du dépaysement ressenti, le lecteur s’en trouvera hautement comblé.
PHB
Selon Saint François à travers l’un de ses fioretti, Le loup de Gubbio, ce dernier n’est pas éliminer, mais à intégrer.
Philippe, vous êtes un peu notre Borgès à tous. Tous les jours, vous enrichissez notre bibliothèque d’un ouvrage indispensable que nous ignorions. J’avoue n’avoir jamais entendu parler de ce bestiaire avant votre beau texte… Et je crois que c’était un manque terrible…
Quant à l’éale, sa version espagnole est effectivement guerrière : il est fort possible que
l’éale de Madrid inflige une défaite aux Parisiens. Mais je me trompe peut-être car Kylian M’Bappé n’est pas, lui, une chèvre.
Comme ces Soirées de Paris sont précieuses, qui nous apportent, chaque jour, grâce à la curiosité toujours en éveil et au talent de ses auteurs des délectations de découvertes et de lecture ! Apollinaire, où qu’il soit , ne peut que se réjouir de cette postérité.
merci…et à lire le dossier du mot-clé « Apollinaire » des Soirées de Paris…on complète, on aère le dictionnaire de Champion encore merci
un petit ajout personnel : ma petite fille de 8 ans a appris -sous ma houlette- en 10 minutes le chat du Bestiaire pour réciter à son père qui refuse de lui acheter un chat en appartement…