La séquence était plus que symbolique. Mercredi 2 mars dernier, journaux nationaux et télévisions françaises ont relayé les mêmes images : la tête de Poutine dévissée de son buste, puis le corps et la tête placés dans une armoire fermée à clef. Cela se passait au musée Grévin et déboulonner une de ses statues de cire doit être une première pour le musée. Pour celles et ceux qui suivent l’actualité artistique, cette séquence est apparue comme un point d’orgue à l’étonnante campagne menée promptement par le milieu culturel dans le monde entier depuis le début de l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier. Dans le domaine musical et lyrique, pas un jour ne passe sans que des artistes soient sommés de prendre position, et la liste des bannis ne cesse de s’allonger.
Le cas le plus retentissant, celui qui a donné le signal, est celui du maestro russe Valery Gergiev, soixante-huit ans, l’un des chefs les plus demandés au monde, directeur de l’opéra Mariinski de Saint-Pétersbourg, connu pour son amitié avec le chef d’État russe, qui remonterait à 1992. Des photos témoignant de leur proximité ont fait depuis longtemps le tour du monde, ils se voient 5 à 6 fois par an dit-il, et le maestro est connu pour ses déclarations pro-poutiniennes, notamment lors de la réélection du président en 2018 ou lors de l’annexion de la Crimée. Sa participation à des concerts en Ossétie du Sud bombardée et à Palmyre, au côté des soldats russes épaulant les forces syriennes, ont fait très mauvais genre. Puis une tournée américaine en 2015 avait entraîné de sérieuses polémiques, mais cette fois, les choses n’ont pas traîné. Sans même émettre le moindre communiqué, Carnegie Hall, mythique salle newyorkaise, a déprogrammé in extremis le maestro le premier week-end suivant l’invasion, tandis que le maire de Milan et le surintendant de la Scala lui demandaient de condamner l’agression. Face à son mutisme, la Scala l’a évincé de la direction de «La dame de Pique», célèbre opéra de Moussorgski, programmé du 5 au 13 mars, et l’Orchestre Philharmonique de Vienne a mis fin à son contrat.
Puis ce fut comme un château de cartes : le lundi suivant, la Philharmonie de Paris et le prestigieux festival de Lucerne annonçaient annuler les concerts Gergiev en solidarité avec le peuple ukrainien, tandis le tout aussi prestigieux festival suisse de Verbier demandait et acceptait la démission de l’ami de Poutine du Verbier Festival Orchestra, suivi par le plus grand festival de spectacle vivant, celui d’Edimbourg. Entre-temps, l’Orchestre Philharmonique de Munich annonçait qu’il se séparait de lui, et le Théâtre des Champs Élysées annulait sa venue la saison prochaine avec l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam, maintenant le concert avec un autre chef d’orchestre. Enfin, fait rarissime, son agent artistique allemand en personne, Marcus Felsner, le lâchait : saluant « un des plus grands chefs d’orchestre de tous les temps », il renonçait à représenter son client « qui ne voudra pas, ou ne pourra pas, mettre publiquement un terme à son soutien de longue date à un régime qui a commis de tel crimes ».
L’autre cas emblématique secouant le monde lyrique est celui de la prima donna assoluta Anna Netrebko, la plus célèbre et la plus adulée des sopranos de ces dernières décennies. Or cette diva et personnalité flamboyante qui vient de fêter ses cinquante ans à Moscou (voir mon article du 17 février 2022) n’a-t-elle pas été découverte par Gergiev dans sa Russie natale, bâtissant sa légende en racontant qu’elle a passé ses jeunes années d’apprentissage au Mariinski en devenant la découverte et la protégée du maître des lieux? Dès l’invasion de l’Ukraine, le Metropolitan Opera n’a pas tardé à demander à Anna de la condamner, mais il ne lui a pas suffi qu’elle déclare «Je suis contre la guerre». La sentence est vite tombée : «Ne s’étant pas conformée aux conditions du Met pour qu’elle répudie son soutien officiel à Vladimir Poutine qui fait la guerre en Ukraine, la soprano Anna Netrebko s’est retirée de ses concerts à venir au Met pour «Turandot» de Puccini en avril et mai ainsi que pour «Don Carlos» de Verdi à la prochaine saison», a indiqué le tout-puissant patron Peter Gelb dans un communiqué, ajoutant que la soprano ukrainienne Liudmyla Monastyrska la remplacerait dans «Turandot», qui devait être une prise de rôle mondialement attendue pour la diva assoluta.
Quant au Théâtre des Champs-Élysées, il vient d’annoncer l’annulation du récital du pianiste star Denis Matsuev prévu le 31 mai, suivant l’initiative du Carnegie Hall déprogrammant ce proche du pouvoir russe dès la semaine dernière.
Le cas d’Anna Netrebko, devenue depuis longtemps russo-autrichienne, illustre le glissement opéré par le monde culturel. Pouvait-on attendre d’Anna, dont la famille réside toujours en Russie, plus que la condamnation de la guerre ? Lors d’une tribune sur France Culture le 4 mars dernier, Emmanuel Dupuy, rédacteur en chef de la revue «Diapason», se demandait si «on n’allait pas trop loin» en excluant par exemple tout artiste russe du festival de Dublin destiné à promouvoir de jeunes artistes, ou en déprogrammant «Boris Goudounov» à l’opéra de Varsovie, autre célèbre œuvre de Moussorgski, tout simplement parce qu’elle est russe ? Quant au directeur général de l’Opéra de Paris depuis 2020, l’Allemand Alexander Neef, il a pris son temps pour mûrir son communiqué publié mercredi dernier, illustré d’une photo du drapeau ukrainien déployé sur toute la surface de l’entrée de l’opéra Bastille : «Profondément choqué par l’invasion de l’Ukraine», il affirme «sa solidarité à l’égard de toutes celles et ceux qui en sont les victimes». Puis il ajoute fort heureusement : «L’histoire de l’Opéra national de Paris est riche de liens forts et étroits entre la France et la Russie incarnés par des artistes, compositeurs, danseurs ou chorégraphes tels que Serge Diaghilev, Modeste Moussorgski, Rudolf Noureev, Marius Petipa, Sergueï Prokoviev, Igor Stravinski ou Piotr Ilitch Tchaïkovski. Tous ont laissé de profondes empreintes sur le répertoire lyrique et chorégraphique de notre institution et l’Opéra continuera à faire vivre son patrimoine.»
Côté festivals, le festival de Cannes se tenant du 17 au 28 mai prochains s’est empressé de déclarer qu’il n’est pas question d’accueillir de délégations russes, tout comme le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, programmé en juillet, s’associe à la déclaration suivante : «Nous, directrices et directeurs de lieux culturels en France, nous exprimons par ce message notre solidarité au peuple ukrainien et aux artistes ukrainiennes et ukrainiens. Nous sommes, face à l’urgence et aux dangers encourus par des artistes contraints de fuir la guerre, prêts à nous mobiliser, à contribuer à les accueillir en France afin qu’ils puissent continuer leur activité et ainsi préserver la libre expression de la culture ukrainienne.»
On ne saurait mieux dire dans le cadre de cette mobilisation mondiale.
Lise Bloch-Morhange
Photo (1): ©Opera Bastille
Photo (2): LBM
On me dit que les coeurs russes ont annulé leurs présences sur les spectacles à venir …..
Les cœurs ou les chœurs ? (avec ou sans « h »?)
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/la-chronique-de-christian-merlin/la-chronique-de-christian-merlin-du-vendredi-04-mars-2022-6680419
Bonjour,
Et quel est votre sentiment à vous? Vous n’êtes pas claire sur la question, ce me semble.
Très cordialement. TF
Si vous me lisez bien, cher monsieur, il me semble être claire… Par contre je pourrais ajouter qu’outre soutenir les artistes ukrainiens et défendre la permanence des grandes oeuvres russes, on peut aussi se soucier des artistes russes en Russie pris au piège et muselés dans leur propre pays.
Déprogrammer Boris Godounov – qui est un chef d’œuvre absolu ? Faudra-t-il aussi cesser de lire les grands écrivains russes ? Je possède un enregistrement de la cinquième symphonie de Gustav Mahler par Valéry Gergiev : je condamne l’invasion de l’Ukraine, Poutine me fait horreur et les positions pro-Poutine de Valéry Gergiev sont insupportables, mais vais-je cesser d’écouter cette magnifique version de cette superbe symphonie ?
Et que fait-on contre la cinquième colonne et ses milliers de Sacha ?
On a abattu l’hôtel particulier de Sacha Guitry rue Elysée Reclus. C’était une mesure préventive. Désormais je demande qu’on ne monte plus les oeuvres de ce natif (par hasard) de Saint-Pétersbourg !
Qu’on détruise aussi les disques de Sacha Distel… et d’Ivan Rébroff.
Quand on s’offusquait que certains bien-pensants souhaitaient mettre au rencard Peter Handke parce qu’il était pro-serbe et soit allé à l’enterrement de Milosevic, on avait bien raison. C’était un premier pas vers le retour de la Kultur, arme idéologique
L’universalisme de la culture est désormais en danger. Cela redevient un instrument de politique intérieure.. J’allais dire nationale voir nationaliste. Enfin, cela n’attristera pas grand-monde car aucun candidat à la présidentielle n’a de programme pour les arts et les lettres !
Question annexe, qui relèverait presque de la galéjade si la cause n’était plus sérieuse, celle de la défense du neutre – ne convient-il pas de défendre la neutralité ? – le « celles et ceux » est-il nécessaire ? Si oui, ne pourrait-on le remplacer par un celzess, qui pourrait convenir à chacun-chacune ?
Vous n’avez pas tort cher Monsieur. J’ai fait les comptes, suite à votre remarque. Après requête statistique, l’expression en question a été utilisée dans 106 chroniques (y compris sous ma plume) sur les quelque 2750 publiées depuis 12 ans. C’est peu par rapport à nos personnalités politiques, mais nous veillerons quand même à l’endiguer au mieux. Merci de votre fidélité. PHB
Je suis scandalisée par ces mesures de rétorsion contre des artistes qui n’ont pas à prendre parti publiquement n’étant pas des personnalités politiques. Le totalitarisme de cette exigence ne semble pas vous gêner… ce n’est pas croyable !
Élisée Reclus (le prophète, son père était pasteur) et non Élysée…