Que faire lorsqu’on aborde sa dernière année de conférences au Collège de France après quarante-cinq années d’enseignement et après avoir été un écrivain célébré sur Montaigne, Baudelaire, Proust ou Pascal ? En exergue du livre présentant ses dernières leçons, Antoine Compagnon a placé quatre citations, dont une de J.M.G. Le Clézio et une d’Agatha Christie. Voici la première : «Être jeune, c’est un peu répugnant… J’aimerais avoir quatre-vingts ans. Avoir toute la vie derrière soi : là, on est vraiment libre…» (1963). La seconde : «Je suis comme la prima donna qui donne son spectacle d’adieu définitif ! Ce spectacle d’adieu, il se répète un nombre infini de fois !» Hercule Poirot dans «The ABC Murders» par Agatha Christie, 1936». Tant qu’à donner des conférences pour la dernière fois, autant empoigner le thème à bras le corps, celui de la fin de la vie, celui des dernières œuvres, de «la troisième manière» des artistes, celui de la vieillesse fertile. Comme le fait remarquer le conférencier, on a souvent parlé des œuvres ultimes des peintres ou des musiciens, mais beaucoup moins de celles des écrivains.
En peinture, par exemple, on admet volontiers que la dernière manière de Rembrandt, notamment son autoportrait, n’a rien à envier à ses œuvres de jeunesse (cette «troisième manière» de Rembrandt qui n’échappera pas à Proust). De même pour Leonard de Vinci, Poussin, Manet, Whistler et autres. Tout comme le milieu musical estime que les « Quatre derniers quatuors» de Beethoven, d’un dépouillement extrême annonciateur de Schoenberg, représente le summum de son œuvre. Bien que le conférencier ne l’évoque pas, il existe aussi l’exemple célèbre de Verdi, inaugurant avec «Falstaff», son dernier opéra, un style nouveau annonçant Stravinski.
Tout le monde n’est pas d’accord bien sûr, certains trouvent ces dernières œuvres discordantes, beaucoup se demandent si les artistes devraient savoir «s’arrêter à temps», mais notre compagnon, lui, défend le point de vue du «sublime sénile», expression dont il use largement. Pour les plus grands artistes, bien sûr. Il pousse même le paradoxe jusqu’à affirmer que l’œuvre de ces créateurs ne s’accomplit vraiment que dans leur ultime manière, discordante parce que avant-gardiste et prophétique. Ne parle-t-on pas de «chant du cygne» pour sous-entendre que ce fut le plus beau de l’artiste? Il s’étend longuement sur cette expression qui remonte à l’antiquité et s’amuse à souligner que le cygne n’a jamais chanté à aucune époque, et encore moins au moment de sa mort, se contentant d’émettre parfois un affreux son guttural. Mais la belle expression de «chant du cygne» a la vie dure…
Évidemment, dans ce livre intitulé «La vie derrière soi, Fins de la littérature», l’auteur ne peut éviter de commencer par le lien entre la littérature et le deuil, nous avouant qu’il vient lui-même de subir la perte d’une compagne très chère. Il nous en fait la démonstration de visu dans le cahier d’une dizaine d’illustrations inséré dans le texte. La page 193 est divisée en deux parties : en haut, la page de l’Agenda pour le premier semestre» de Nathalie Sarraute, samedi 2 mars 1985. Une inscription : «2 h du matin». L’heure de la mort de son mari. En bas, une page du manuscrit autographe de Saint-Simon, couverte de sa minuscule écriture, sans aucune rature, mais à mi-page, le texte est interrompu par une suite de petits signes cabalistiques. Puis le texte reprend comme avant. Commentaire : «Saint-Simon et Sarraute inscrivirent sur la page, chacun à sa manière, la disparition de l’être cher. Fut-ce pour eux une fin ou une suspension ? Saint-Simon laissa passer six mois avant de pouvoir reprendre la plume. Il n’écrivit rien durant six mois. Il s’imposa six mois de silence, ou six mois de silence s’imposèrent à lui. Mais il recommença et il acheva ses «Mémoires». Peut-on arrêter d’écrire une fois pour toutes ? Peut-on arrêter de transpirer ?»
Pour l’écrivain comme pour les autres artistes, se pose la question du style tardif, et notre compagnon de lecture prendra pour fil conducteur, tout au long de son érudite et vibrante promenade, «Le second Faust» de Goethe (pièce publiée à titre posthume 24 ans après la première) et surtout «La vie de Rancé de Chateaubriand, deux dernières œuvres relevant du «sublime sénile» selon lui. Dans l’ultime œuvre de Chateaubriand, son livre de chevet auquel il se réfère sans cesse, il estime que l’auteur des «Mémoires d’outre-tombe», affranchi de toutes contraintes, se permet enfin des digressions continuelles qui insupportent bien des lecteurs, mais qui pour lui témoignent de la «liberté ultime» à laquelle tout vrai créateur aspire puisque «les jeux sont faits» (comme dirait Le Clézio). Mais chaque écrivain compose ses «ultima verba» à sa manière… Chateaubriand le fera dans «La vie de Rancé», quand Jean-Paul Sartre provoquera beaucoup de polémiques en publiant son livre ultime, «L’Espoir maintenant», sous l’influence de son secrétaire Benny Levy. Sur la fin de vie d’un écrivain, le conférencier évoque aussi les «Cahiers» de Valéry ou «Le Journal» de Gide, et Proust bien sûr.
Proust qui la veille de sa mort en était encore à dicter à Céleste quelques «ultimes» corrections. Proust qui dans «La prisonnière», cinquième tome de «La Recherche», évoque la visite de l’écrivain Bergotte à l’exposition Vermeer s’écriant devant «La vue de Delft» : «C’est ainsi que j’aurais dû écrire.» «Il reconnaît dans le petit pan de mur jaune une conquête esthétique et un triomphe moral qui ne lui furent jamais accessibles», commente le conférencier, qui aime à citer Colette écrivant dans «Le fanal bleu» en 1949 : «J’ai cru autrefois qu’il en était de la tâche écrite comme des autres besognes : déposé l’outil, on s’écrie avec joie : «Fini !» et on tape dans ses mains, d’où pleuvent les grains d’un sable qu’on a cru précieux… C’est alors que dans les figures qu’écrivent les grains de sable on lit les mots : « À suivre. »
Lise Bloch-Morhange
« La vie derrière soi », Antoine Compagnon, édition Équateur, 23 euros
Photos: ©LBM
Belles réflexions pour un immortel de fraîche date.
Le bel article de Lise et la réflexion de Gérard me font penser à René de Obaldia, doyen des académiciens, que nous avons enterré il y a quelques semaines à 103 ans… Avec quelque amis, avant ce satané covid, nous déjeunions avec lui régulièrement. Esprit toujours vif, cet homme qui n’a jamais été malade de sa vie (une énigme pour les médecins) s’est vraiment éteint dans son sommeil. Je me souviens qu’il aimait boire du Pecharmant à cause du nom, qu’il imitait toujours Michel Simon et qu’il ne racontait jamais les mêmes anecdotes. Une fois, il m’avait littéralement estomaqué. Cela faisait un an que je n’avais pas pu venir à nos agapes et il m’avait dit, tout de go : »Philippe, la dernière fois je n’avais pas fini de vous raconter mes rencontres avec Jouvet »… et il avait repris là où il s’était arrêté des mois auparavant !
Je pense qu’Antoine Compagnon aurait aimé le rencontrer à l’Académie. En tout cas Hélène Carrère d’Encausse a fait un très beau discours pendant la messe à St Germain des Prés. On aurait aimé que Mme la ministre de la Culture l’apprécie. Mais elle était absente…. comme la Culture sous l’ère Macron…
Merci beaucoup chère Lise de nous inciter à écouter les leçons admirables d’Antoine Compagnon au Collège de France. Quelle belle voix envoutante, quelle intelligence d’esprit, quelle culture ! C’est en effet, un merveilleux Compagnon.
https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/Lecon-de-cloture-du-Pr-Antoine-Compagnon.htm