Le Palazzo Borromeo n’était en rien un quelconque tripot, mais on y jouait tout de même aux cartes. En témoigne une fresque (détail ci-contre) de la bâtisse en briques milanaise qui a pu franchir les vicissitudes des siècles. Une formidable exposition au Musée de la Carte à Jouer, nous explique en effet, que ces joueurs distingués, un peu extra-terrestres sur les bords, ont survécu tant bien que mal depuis 1445, à l’humidité, « un incendie, le percement d’ouvertures, des restaurations maladroites » et les bombardements de 1943. Les femmes portaient des houppelandes et les hommes, des chapeaux à larges bords. Cette expo sur les tarots enluminés de la Renaissance italienne et qui court jusqu’au 13 mars, mérite ô combien un crochet par Issy-les-Moulineaux, là où se trouve le musée. Les enluminures des cartes et plus globalement les couleurs des œuvres présentées, font scintiller les yeux par leurs délicats agencements tandis que les couleurs utilisées réchauffent notre plasma interne avec une sollicitude inattendue.
Depuis leurs origines égyptiennes et peut-être iraniennes voire encore plus à l’Est, les cartes à jouer ont fait leur apparition dans la péninsule italienne vers le 14e siècle. Celles qui étaient enluminées l’étaient avec un soin tel qu’elles ont été mieux préservées que les jeux reproduits. Ces objets de luxe nous sont donnés à voir, grâce à des prêts du musée national de Varsovie, de musées de Sicile ou encore de la Morgan Library and Museum de New York. La scénographie nous fait notamment voyager de Milan à Ferrare en passant par Florence. Un superbe catalogue vient couronner le tout avec de riches explications historiques mêlant l’intervention d’artistes tel Bonifacio Bembo ou d’auteurs comme Pétrarque via ses « Triomphes » (I trionfi) dont les allégories se retrouvent dans les tarots de l’époque qui nous intéresse. On peut aussi admirer ce tarot de Charles VI issu de la BnF. Soit dix sept cartes peintes à fonds d’or valorisant la force (ci-dessous), la tempérance, le pendu ou encore le monde, symbolisé par une femme juchée sur un globe un peu aplati.
Cette vogue des tarots italienne fourmille d’anecdotes savoureuses, comme celle du duc Francesco Sforza qui demanda à son trésorier Antonio Trecchi, le 11 décembre 1450 (quelle précision!) « de commander deux jeux de cartes de Triomphes, des plus belles que tu pourras trouver ». Ce qui donne en italien que l’on suppose de haute époque: « de mandare doe para de carte de triumphi, della piu belle poray trovare. »
Tout le monde en voulait et deux ans plus tard, Sigimundo Malatesta supplia paraît-il Bianca Maria Visconti, de lui procurer « uno paro de carte da triumpho per zugare ». La traduction n’y est pas mais la phrase est intelligible pour les latinistes que nous sommes par héritage lointain. Ces commandes parmi d’autres qui sont là, sous nos yeux conquis, ont donc participé à toute cette incomparable élégance italienne, mobilisant nombre d’artistes. Cette mouvance contaminera plus tard la France avec, nous dit-on, une première mention dans un acte notarié datant de 1505. À cette époque le jeu s’écrivait « taraux » selon une orthographe incidemment reprise par Rabelais, ainsi qu’il nous est détaillé dans le catalogue.
Ici nous vaquons de surprises en surprises d’autant plus que le musée a vu large en étendant son angle d’attaque. Il nous est par exemple présenté un étonnant plateau double-face « d’accouchée » (desco da parto) réalisé par Giovanni di Ser Giovanni (1406-1486). Autrement appelé Lo Scheggia, il s’employait à décorer des coffres, des chevets de lits, des berceaux ou encore des cartes à jouer, donnant le lien justificatif avec la présentation de ce magnifique plateau. C’est là que l’anecdote intervient puisque dans la Florence de la Renaissance et selon une notice signée de Daniele Rapino, « il était de tradition, à l’occasion d’une naissance, d’offrir un plateau de bois, de forme ronde ou polygonale, peint sur les deux faces, sur lequel étaient servis les premiers repas de la mère, présentés sur les côtés où étaient exposés les armoiries associées des deux familles ». Ce remarquable plateau peint (voir plus bas) montrait d’un côté deux garçonnets nus en train de jouer et de l’autre des jeunes gens élégants s’amusant à s’affronter.
Les scénographes ont eu la bonne idée de placarder des reproductions agrandies dont la fameuse fresque du Palazzo Borromeo, ouvrant l’introduction de cette chronique, et dont l’aspect irréel, vaporeux, impressionne longuement nos rétines dévoyées par la profusion des images qui garnissent avec plus ou moins de bonheur, les rues parisiennes. Elle n’est d’ailleurs pas sans évoquer une idée d’éternité, celle qui par faiblesse bien naturelle, nous inciterait à penser que toute partie de carte déjoue la fin de notre vie terrestre, du moins tant que les participants n’ont pas quitté la table de jeu.
PHB