Le siècle du Chant profond

La ville andalouse de Grenade célébrera dans quelques mois le centième anniversaire d’une manifestation qui connut en son temps un très grand retentissement : le « Concurso de Cante Jondo» (concours de Chant profond). Destiné à réhabiliter les formes les plus nobles et les plus anciennes du chant flamenco, ce concours se déroula les 13 et 14 juin 1922 dans l’enceinte même de l’Alhambra. Il avait été initié par quelques grands noms de la vie culturelle et artistique de la péninsule, en particulier le compositeur Manuel de Falla, le peintre Ignacio Zuloaga et le poète Federico García Lorca. Tout juste âgé de 24 ans, ce dernier bénéficiait déjà d’une grande réputation dans le milieu littéraire. Né à une vingtaine de kilomètres de Grenade, il se passionnait pour les traditions et coutumes du peuple andalou, puisant aux sources populaires, et manifestant pour les paysans et les villageois un intérêt profond. Lorsque Manuel de Falla, âgé de 46 ans, lui fit part de son intention de réhabiliter le chant ancien, il ne pouvait que souscrire au projet.

Les deux artistes jugeaient que les formes anciennes de cet art étaient menacées : «Le chant grave, hiératique d’antan, a dérivé en flamenquisme ridicule… ce trésor de beauté se trouve sur le point de disparaître à tout jamais», écrit le compositeur qui établit une distinction entre le cante «jondo» (prononciation andalouse de hondo, profond), traduisant le plus souvent un sentiment tragique de la vie, et des formes plus légères, destinées aux réunions uniquement festives.

Tandis que García Lorca entreprend l’écriture de son fameux « Poema del Cante Jondo », un certain nombre d’artistes professionnels reconnus (les cantaores Antonio Chacón, Manuel Torre, la Niña de los Peines, et même le guitariste classique Andrès Segovia) assistent à l’événement, abondamment relaté par les journaux de l’époque.

La participation d’un berger de 73 ans, dont la légende veut qu’il soit venu à pied depuis son village de Puente Genil, à plus de cent kilomètres de Grenade (en réalité le village s’était cotisé pour lui offrir un billet de train ainsi que des vêtements décents) fut la vraie révélation du concours. Diego Bermudez «Tenazas» qui avait dans sa jeunesse animé des réunions privées, ne chantait plus depuis une trentaine d’années et vivait chichement de travaux de champs. Il avait encore en mémoire les formes antiques et parfois oubliées du flamenco, qu’il avait recueillies auprès de grands créateurs du XIXe siècle. Il époustoufla le jury par ses connaissances des soleares, cañas, seguiriyas… L’attribution du prix ne fit aucun doute. L’historien français Maurice Legendre assistait au concours : « Quand il parut sur l’estrade, le grandiose passé qu’il ramenait dans notre foule produisit un prodigieux silence. Alors il se mit à chanter d’une voix forte qui sait moduler toutes les douleurs et toutes les tristesses. Par intervalles, un cri d’enthousiasme jaillissait de la foule qui tressaillait comme tressaille un chat sous une caresse, arrêtant brusquement son cri parce qu’elle s’apercevait, trop tard, qu’il avait éclaté avant la fin de la phase musicale. Derrière l’estrade, une gitane pleurait »Cela, disait-elle, oui cela, c’est ce qu’on appelle chanter».

Le concours devait révéler une autre surprise. Un jeune Gitan de 12 ans, originaire de Séville, possédait des connaissances et des facultés hors du commun. Il rallia lui aussi tous les suffrages et partagea le prix avec «Tenazas». Il s’agissait de Manuel Ortega qui fit ensuite une éblouissante carrière sous le nom de Manolo Caracol, connu et respecté de tous les aficionados.

Il n’y eut pas de deuxième édition du concours, mais une trentaine d’années plus tard la ville de Cordoue prenait la relève et organisait à son tour son Concurso nacional de arte flamenco, manifestation trisannuelle dont la vingt-et-unième édition a été célébrée en 2019. Quant au concurso de Grenade, il ne tarda pas à être considéré comme historique, même si beaucoup de commentateurs estiment qu’il aurait dû, pour atteindre complètement ses objectifs, s’ouvrir aux artistes professionnels. Il n’empêche : il fut déterminant pour l’avenir du flamenco, dont un très grand nombre de festivals ou concours, dans différentes villes ou villages d’Andalousie et même d’autres régions d’Espagne, ont depuis assuré la pérennité. Quelques grandes figures ont marqué au vingtième siècle l’histoire du Cante (Antonio Mairena, Camarón de la Isla) et si, en 1922, l’existence même du flamenco semblait menacée, en 2010, le comité de l’UNESCO l’inscrivait au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Aujourd’hui, dans la plupart des pays (particulièrement au Japon où les amateurs se comptent par dizaines de milliers) il jouit d’un prestige pratiquement comparable à celui du jazz. En France, il est vrai, la notion de flamenco est la plupart du temps associée d’abord à la guitare et à la danse plutôt qu’au chant -contrairement à l’Espagne. Mais il est vrai aussi que ces deux disciplines ont aujourd’hui atteint un tel niveau de technicité et d’inventivité qu’elles attirent forcément l’attention des publics les plus divers et que l’on peut parler de révolution. Les aficionados s’accordent par exemple sur le fait qu’au vingtième siècle la guitare flamenca a connu un véritable âge d’or, qui se poursuit encore aujourd’hui.

Gérard Goutierre

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Une réponse à Le siècle du Chant profond

  1. Objois Françoise dit :

    Merci Gérard pour cet éclairage sur une page inconnue de l’histoire de la musique.
    On apprend un tas de choses grâce à ta grande connaissance du sujet… J’ai découvert dans ton article que De Falla et Lorca avaient créé ce concours.

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