Le Musée d’Art et d’Histoire de Genève abolit les hiérarchies

C’est une véritable révolution silencieuse qui se trame au sein même de l’honorable Musée d’Art et d’Histoire de Genève, un des plus grands musées suisses bâti en 1910 par l’architecte Marc Camoletti et qui rassemble des collections archéologiques, d’arts appliqués et des beaux arts d’une diversité fascinante. À la manœuvre, le jeune et nouveau directeur Marc-Olivier Wahler, donne carte blanche au Français Jean Hubert Martin pour poser un œil neuf sur les collections du musée. Dans le cadre de cette carte blanche le travail du commissaire d’exposition a consisté à présenter plus de 550 œuvres du musée dans des thématiques variées, avec une scénographie entièrement renouvelée et découpée en chapitres rappelant ainsi la lecture d’un livre.

Pour ce faire ce dernier a passé un an et demi plongé dans les réserves de l’établissement, accompagné par les spécialistes de la maison. Jean Hubert Martin est bien connu du petit monde de l’art : historien d’art, ancien directeur de musées à Paris , Berne et Dusseldorf, il est aussi le commissaire d’expositions qui ont fait date comme « Magiciens de la terre » en 1989, « Une image peut en cacher une autre en 2006 » ou « Carambolages » en 2016.

Au cœur de sa démarche : une présentation d’objets, de peintures et de sculptures qui ne vise pas à démontrer un raisonnement ou à instiller des connaissances. Au contraire, il a pris le parti de s’adresser à nos émotions pour inviter le visiteur, d’abord à prendre du plaisir, afin d’avoir envie dans un deuxième temps de s’instruire. Jean Hubert Martin part en effet du constat que l’amoncellement des connaissances engrangées depuis plus d’un siècle et demi d’histoire de l’art finit par faire oublier l’essentiel à savoir l’émotion que sont capables de susciter les œuvres et les objets.

Une fois sorties de leur contexte et de la chronologie, les œuvres se donnent à voir au contraire par un visiteur libre de vagabonder et de suivre son propre chemin au sein de l’ensemble qui a pris place au rez de chaussée et dans les galeries du musée. Ainsi la première salle nous invite à un remarquable travail sur La Croix -qui structure la pensée occidentale depuis la crucifixion- et le Cercle ou le Globe. Pour cela il met en parallèle une peinture de crucifixion avec celle d’un écorché et convoque l’homme de Vitruve qui s’inscrit dans un carré, lui même inscrit dans un cercle, mais aussi les figures géométriques de Malevitch ou encore un superbe masque africain Dogon.

Le chapitre «De l’amour à la haine» commence par des scènes de nus, puis vient le flirt et le baiser et bientôt les fantasmes masculins, les bordels, les prostituées mais aussi le mariage la joie et la fête et un jour, plus tard, la haine (Felix Vallotton « Orphée dépecée par les Ménades »). Dans la séquence «De la gloire au vulgaire» il se plaît à nous faire découvrir un côté méconnu de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Celui de scènes crues, parfois scatologiques, qui amusaient sans aucun doute les contemporains de ces créations.

Plus anecdotique mais pas moins spectaculaire le chapitre intitulé «Du cheveu à la barbe» (image d’ouverture) avec entre autres un intéressant portrait de femme à barbe. Tout comme la session «De l’ambigu à l’énigme» laquelle rassemble des anamorphoses, des trompe-l’œil ou encore cette tendance de la peinture consistant à dissimuler des visages humains dans des peintures de paysages. Impressionnantes aussi sont les nombreuses peintures de décapitations dans le format «De l’arnaque à la décapitation».

Beaucoup d’œuvres peu connues et rarement montrées (comme La Fontaine personnifiée de Jacques-Laurent Agasse, ci-contre), ou d’autres singulières qui échappent aux catégories traditionnelles, voisinent avec des chefs-d’œuvre. Du jamais vu. Au delà de l’exposition en cours, ce travail est aussi une réflexion sur le visage que pourrait prendre le musée une fois agrandi et rénové et qui irait, au delà des classifications des écoles de peinture et de sculptures, au delà de la chronologie, pour abolir les hiérarchies, réveiller le regard et figurer le musée du futur. Force est bien de constater que l’ensemble fonctionne parfaitement et que le résultat est enthousiasmant.

 

Marie-Pierre Sensey

« Pas besoin d’un dessin » jusqu’au 19 juin 2022, Musée d’Art et d’Histoire de Genève, 2 rue Charles Galland, Genève, Suisse

Photos: ©MPS
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Exposition, Musée. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Le Musée d’Art et d’Histoire de Genève abolit les hiérarchies

  1. Oui, l’Histoire de l’art officielle est à refaire, à réécrire, à réinventer, mais c’est bien là un exercice des plus périlleux pour ne pas tomber dans des pièges similaires à ceux qui la tiennent aujourd’hui prisonnière de l’omnipotente célébrité à la merci d’un certain commerce.

  2. Yves Brocard dit :

    Incidemment, hier, Jean-David Jumeau-Lafond publiait sur le site La tribune de l’art, un article déplorant ce changement d’orientation du musée genevois. « À Genève, plus encore qu’ailleurs, l’art n’a plus la cote, au profit de son utilisation à des fins pseudo conceptuelles et aussi bavardes qu’ineptes. Les amoureux de cette belle ville et de son magnifique patrimoine ne peuvent que regretter cette dérive. » conclue-t-il. https://www.latribunedelart.com/disparition-de-la-revue-genava
    L’histoire de l’art serait-elle passée de mode ?
    Bonne journée

Les commentaires sont fermés.