Une banale histoire peut prendre les apparences d’une fable, car souvent le réel revêt les oripeaux de la parabole pour mieux nous mystifier. Voilà une de ces grandes épopées dont les récits scandent les nuits de l’humanité telles le « Māhābhārata », celle du roi Gesar de Ling, « l’Iliade », « l’Énéide » ou encore celle de Soundiata portée par les griots mandingues du Mali. Il s’agit d’une somme de cent mille vers de onze syllabes, couvrant l’histoire de l’Iran, des origines de l’univers jusqu’au 7e siècle de l’ère chrétienne, juste avant l’arrivée de l’islam. C’est donc une fable bien ancienne, le récit romancé de l’écriture du « Shâhnâmeh » (Le Livre des Rois ou Le Roi des Livres) du poète persan du 10e siècle Ferdowsi. Lequel ouvrage peut non seulement charmer mais aussi mieux faire comprendre la profondeur historique d’un pays sans cesse sur le front de l’actualité.
On raconte de Ferdowsi qu’il consacra la plupart de sa vie à sa versification. Pour quelques orientalistes, dès ses vingt-cinq ans ; pour d’autres à partir de la quarantaine et jusqu’à sa mort -survenue tard, car Ferdowsi serait décédé vieux d’âge, à quatre-vingts ans-, pour d’autres encore pendant quatre décennies mal situées; quant à lui, il reconnaît y avoir travaillé trente ans tout au plus. Dans tous les cas, ce fut son grand-œuvre. L’œuvre d’une vie. L’œuvre de sa vie.
Elle s’est transmise de siècle en siècle jusqu’à nos jours, après un peu plus de mille ans; maintes fois recopiée et remaniée pour nous parvenir dans la version révisée par le sultan Baysunghur d’Hérat en Afghanistan, prince timouride et grand bibliophile du 15e siècle. En France, elle fut traduite par l’orientaliste Julien Mohl et Charles Barbier de Meynard, son élève au Collège de France, qui la firent éditer en sept volumes in-12 en 1878. Vous pourrez la consulter et en savourer ses sept-cent-quatre-vingt-dix-huit pages à la Bibliothèque nationale de France: «Gustehem et Bendouï envoyèrent en toute hâte un cavalier avec un cheval de rechange, pour qu’il se rendît dans la nuit à Aderguschasp auprès de Khosrou, pour qu’il se rendît auprès de lui avec ses grandes nouvelles de l’Iran. Le messager arriva auprès du jeune roi lorsque la première nuit de la nouvelle lune fut passée, et, pâle comme la fleur du fenugrec, il lui raconta ce qu’il avait vu des troubles de Baghdad…» Si l’entreprise vous semble insurmontable, rabattez-vous sur les extraits choisis par Gilbert Lazard, parus chez Actes Sud dans la collection Sindbad en 79 ou sur L’Introduction au Livre des Rois de 2009, publiée aux éditions L’Harmattan par Patrick Ringgenberg, fin connaisseur de l’Iran.
N’ayant pas trouvé, dans sa bonne ville de Touss au Khorassan (dans l’actuel Iran), de mécène assez riche pour le soutenir, Ferdowsi se rapprocha du fondateur de l’empire ghaznévide, le terrible sultan Mahmoud de Ghazna en Afghanistan. Il y fut bien accueilli et, pour montrer sa munificence, celui-ci lui promit en récompense une pièce d’or par vers écrit! Quand Ferdowsi eut achevé son épopée des anciens rois de Perse (dont l’un des épisodes, et non des moindres, est l’émergence d’une nouvelle philosophie universaliste toute d’humanisme et de tolérance prônée par Mani, «le Bouddha de lumière», en opposition aux mages zoroastriens gardiens du feu sacré, si bellement raconté par Amin Maalouf dans « Les Jardins de lumière »), il alla lui-même la porter au grand Mahmoud; se disant que cent mille pièces d’or en paiement du prix de son labeur assureraient sa fortune et durablement celle de sa descendance.
Mais les hommes sont de nature versatile et les temps étaient au changement. Quelle pouvait bien être l’utilité, pour le sultan, de cette histoire de rois du passé de la Perse, adeptes de Zoroastre qui plus est ? Après l’islamisation de l’Empire perse, cela correspondait si peu à la politique de ce grand zélateur de l’islam.
N’escomptant pas, de plus, une œuvre de cette envergure, le sultan Mahmoud se trouva bien contrarié. Après délibération avec ses conseillers, il concéda vingt mille pièces d’argent au poète en rétribution de son travail : une aumône… On était loin du compte. Mais, Ferdowsi n’eut d’autre alternative que de l’accepter. Se sentant profondément bafoué et trahi, meurtri et dépité, il se rendit aux bains; y laissa la moitié de la somme en paiement des bons et loyaux services du masseur; puis visitant une échoppe de bière, il se délesta du restant de son salaire en règlement de la chope bue. Cela ne tarda pas à revenir aux oreilles de celui qui transformait l’or en argent. Le sultan Mahmoud, offensé et furieux, lança ses sbires à la recherche de Ferdowsi. Contraint à l’exil, le poète trouva refuge et protection auprès du calife abbasside de Bagdad.
Un jour qu’il combattait une rébellion dans son empire, Mahmoud reçut d’un insurgé assiégé qui refusait de se rendre et de se soumettre, quelques vers qui le frappèrent par leur beauté et par l’exemple de courage qu’ils prodiguaient. Il s’enquit auprès de sa suite de leur auteur. On dut lui confesser qu’il s’agissait du malheureux Ferdowsi. L’intraitable tyran mesura alors l’ampleur de son ingratitude. Il prit la décision de récompenser l’œuvre de Ferdowsi à sa juste valeur. Il fit prélever sur son trésor personnel nombre de biens précieux; et organiser une caravane pour aller à Touss au Khorassan en faire don, en signe de sa reconnaissance, au poète qui y était retourné finir ses jours.
Imaginez la progression de cette caravane chargée d’or et de rubis, de musc et d’ambre, de brocarts d’or, de fourrures de castor et d’étoffes de soie, d’objets et de meubles parmi les plus rares. Sous bonne garde, escortée d’un détachement de cavaliers et de fantassins de l’armée du sultan, la récompense tant attendue, partie de Ghazna en Afghanistan, arrivant au Khorassan au pas lent des chameaux… Quand elle entra en grande pompe dans la ville de Touss par la porte de Roudbâr, en sortaient par la porte de Razân le cercueil et le convoi funéraire du grand poète Ferdowsi.
Un rendez-vous de Samarcande à l’envers, en quelque sorte. Mais ça, c’est une autre histoire.
Pierre Morvilliers
Merci de nous faire découvrir ce grand poète… Ignare que je suis, j’en étais resté à Attar et bien sûr à Omar Khayyam… La poésie persane est un continent qu’il nous faudra un jour explorer jusqu’à aujourd’hui…
Très belle parabole qui nous fait réfléchir sur le statut du poète et la postérité…
J’avais entendu parlé (ou lu quelque part ) quelque chose sur la destinée de ce poète, mais là, tout est décrit avec précision, concision même; le contexte gigantesque dans laquelle cette histoire nous est parvenue. Bravo M. Morvilliers!