Hormis les vacances à Illiers, berceau de la famille paternelle, les séjours à Cabourg et en Bretagne, ou encore les quelques courts voyages à Venise et en Hollande, l’existence de Marcel Proust (1871-1922), s’est exclusivement déroulée sur la rive droite de la Seine. Paris est également au cœur de son œuvre maîtresse, “À la recherche du temps perdu”. La capitale, poétisée par le récit, est le cadre de la quête du Narrateur, double de l’auteur, cette recherche qui l’amènera à faire de ce temps perdu et retrouvé une œuvre littéraire.
Le 150ème anniversaire de la naissance de l’écrivain en 2021 -sans compter le centenaire de sa mort cette année, source de multiples hommages- était l’occasion pour le Musée Carnavalet-Histoire de Paris de célébrer l’homme de lettres et d’approfondir ses liens avec la Ville Lumière. Mais a-t-on seulement besoin d’un prétexte pour évoquer ce génie de la littérature et retrouver avec bonheur les lieux et personnages de « La Recherche » ? Il n’empêche. Le Musée Carnavalet, qui peut se glorifier de conserver la chambre de l’écrivain, a saisi la balle au bond et consacre actuellement une importante exposition à Marcel Proust, nous plongeant avec délice dans le Paris de la Belle Époque et au cœur de son grand œuvre. Un rendez-vous à ne pas manquer !
Richement documentée et abondamment illustrée, l’exposition “Marcel Proust, un roman parisien” s’articule autour de deux grands axes : une première partie consacrée à l’univers parisien de l’écrivain et une deuxième, centrée sur la place de la capitale dans sa grande œuvre romanesque.
Dans un premier temps, nous suivons donc chronologiquement, au fil de ses différents domiciles parisiens, la vie de l’homme de lettres, une vie qui s’est finalement déroulée au cœur d’un périmètre assez restreint, n’excédant pas les 8ème et 16ème arrondissements : naissance au 96 rue La Fontaine (Paris, 16ème), puis petite enfance au 8 rue Roy (Paris, 8ème). De 1873 à 1900, 9 boulevard Malesherbes (Paris, 8ème), de 1900 à 1906, 45 rue de Courcelles (Paris, 8ème ), de 1906 à 1919, 102 boulevard Haussmann (Paris, 8ème), et de 1919 à 1922, successivement 8 bis rue Laurent-Pichat et 44 rue Hamelin, deux adresses du 16ème arrondissement.
Marcel Proust a donc grandi et vécu dans un Paris cossu transformé par le baron Haussmann. Son enfance et son adolescence ont eu pour cadre les jardins des Champs-Élysées -aujourd’hui traversés par l’Allée Marcel Proust- et le lycée Condorcet. De nombreuses peintures, aquarelles, photographies… nous donnent à voir les lieux et les gens parmi lesquels Proust a évolué et exercé avec acuité son sens de l’observation : la Place de la Madeleine, l’Église Saint-Augustin, l’Avenue du Bois de Boulogne, le lycée Condorcet, l’Avenue de l’Opéra… Portraits de famille et d’amis viennent compléter cette cartographie de vie. L’actualité théâtrale de l’époque est également abondamment illustrée, celle-ci ayant occupé une place de premier ordre dans la vie du jeune Marcel.
Par la suite, sa rencontre avec Robert de Montesquiou lui donne accès aux milieux aristocratiques des beaux quartiers de la rive droite, le faubourg Saint-Honoré et la plaine Monceau. Il fréquente les salons, puis les cercles littéraires et artistiques parisiens, et son célèbre portrait peint par Jacques- Émile Blanche en 1892 nous montre un jeune mondain d’une extrême élégance. Les soirées prisées chez la comtesse Greffulhe et autres grands de ce monde s’avèrent un merveilleux terrain d’observation pour le futur romancier et le matériau même de son œuvre à venir. “ Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante.” écrira-t-il dans “Le temps retrouvé”.
Un autoportrait de Zola rappelle l’Affaire Dreyfus et le procès intenté à l’auteur de “J’accuse” pour lequel le jeune homme se passionna et prit fait et cause : il réussit ainsi à obtenir la signature du renommé Anatole France pour une pétition en faveur de la grâce de l’écrivain.
À partir de 1900, Marcel organise des dîners dans l’appartement de ses parents, à proximité du Parc Monceau, où se mêlent artistes et aristocrates. Mais la mort de sa mère en 1905, suivant de deux ans celle de son père, l’amène à quitter le domicile familial. “Maman en mourant a emporté le petit Marcel” confiera Proust. Et “Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.”
Reclus dans sa chambre capitonnée de liège dans laquelle il se consacre désormais à l’écriture de son roman, il ne sort plus que la nuit et dîne tardivement chez Larue, rue Royale, ou au Ritz, Place Vendôme. L’évocation de cette chambre avec son lit recouvert d’un dessus-de-lit bleu, sa chaise longue, la pelisse et la canne de l’écrivain ainsi qu’un morceau de liège est pour le moins émouvante, nous permettant de visualiser l’espace de création de l’écrivain. D’autres objets présentés un peu plus loin et lui ayant appartenu (encrier, essuie-plume, carnet de notes, montre gousset, plumier…) contribuent à cette matérialisation. Un autre objet, inconnu de nos jours, attise notre curiosité : un Théâtrophone, avec sa paire d’écouteurs. En 1911, Proust s’abonne à ce procédé technologique lancé par la Société générale des téléphones et écoute ainsi depuis chez lui “Pelléas et Mélisande” de Debussy et des opéras de Wagner, grâce à des micros installés de chaque côté de la scène de l’opéra Garnier.
Jean Cocteau (1889-1963) et Céleste Albaret (1891-1984) apportent, à travers deux archives télévisuelles, des témoignages intéressants sur la personnalité de l’auteur de La Recherche. Le premier, qui partageait avec Proust de nombreux points communs (naissance dans une famille bourgeoise, goût pour la littérature, mondanité et homosexualité), avait fait connaître à son aîné l’avant-garde du début du siècle. C’est aussi à lui que nous devons le célèbre cliché mortuaire de Proust par Man Ray, réalisé à sa demande. La seconde fut une servante dévouée qui, pendant les huit dernières années de la vie de Proust, resta nuit et jour à ses côtés, l’aidant de son mieux à la rédaction de son grand œuvre. Devenue sa seule confidente, elle l’assista fidèlement dans son travail, rédigeant sous sa dictée ou insérant ses incessants ajouts, ces fameuses “paperolles” dont elle eut la fabuleuse idée. Dans ce poignant témoignage, elle raconte comment, un jour de l’automne 1922, l’écrivain lui annonça avoir achevé son œuvre : “C’est une grande nouvelle. Cette nuit, j’ai mis le mot “fin” […] Maintenant, je peux mourir.” Proust s’éteignit le 18 novembre et, le 22, fut enterré au Père-Lachaise, sa dernière demeure.
La seconde partie de l’exposition nous propose un voyage dans l’œuvre proustienne. Calquée sur l’architecture du roman, elle s’attache, volume après volume, aux itinéraires parisiens des principaux protagonistes que sont Swann, Odette, Gilberte, Charlus, Albertine ou encore la duchesse de Guermantes. “J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’on pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait contenir un trésor”, déclare le Narrateur dans “Du côté de chez Swann”. Paris constitue un véritable épicentre géographique, culturel et mental, un lieu par excellence pour chaque volume de l’œuvre (1). Exemplaires illustrés des tomes en question, extraits d’adaptations cinématographiques (2), œuvres picturales dépeignant les lieux du récit (des Champs-Élysées aux faubourgs Saint-Honoré et Saint-Germain, en passant par l’Avenue du Bois et le bois de Boulogne, ou encore le “Temple de l’Impudeur”, la maison de passe où Charlus se fait fouetter par de mauvais garçons), citations et captations sonores, chaque section nous invite à un voyage des plus complets dans l’œuvre proustienne et le Paris d’une époque révolue.
Cette exposition donne le tournis par la richesse et la beauté de sa documentation. Près de trois cents œuvres (peintures, sculptures, œuvres graphiques, photographies, maquettes d’architecture, accessoires et vêtements), manuscrits et documents d’archives évoquent cet univers parisien. Certaines sont signées de noms illustres tels que Gustave Caillebotte (“Vue de toits (effet de neige) ”, 1878), Claude Monet (“Le Pont de l’Europe. Gare Saint-Lazare”, 1877) ou encore Jacques- Émile Blanche (“Le concert”, vers 1910 ; “Étude pour le portrait de Jean Cocteau”, 1912). D’autres, moins célèbres, viennent fort à propos retracer la vie mondaine de l’auteur et de ses personnages. Proust et La Recherche, un auteur et un roman décidément très parisiens.
Isabelle Fauvel