Quel extraordinaire personnage ! Quelle musicienne ! Quelle bête de scène ! Quelle chance que cette Canadienne ait abordé aux rives de la Seine depuis quelques années ! Quel flair, de la part de Radio France, d’en avoir fait une artiste en résidence en 2021 et 2022 ! Chacune de ses apparitions déchaîne les applaudissements, et le public en rajoute du début à la fin, il ne veut pas qu’elle le quitte et que l’apparition se dissipe. Que leur importe tous les virus du monde, une pluie torrentielle et un vent dangereux, comme samedi dernier, le 8 janvier, les fans se précipitent à la Maison Ronde quand les uns et les autres restent peureusement chez eux. Il suffit qu’elle surgisse des coulisses de son pas décidé et qu’elle prenne place sur le podium pour que le charme de Barbara Hannigan opère, car on n’a jamais vu une cheffe ou une cantatrice comme elle à l’engagement dramatique exceptionnel (voir mes articles du 16 octobre 2017 et du 4 juin 2020) : une longue chevelure blond clair juvénile, de longues jambes prises dans un pantalon moulant, une longue chemise blanche manches relevées, de hautes bottines noires, des bras interminables, une souplesse de danseuse de tout le corps accompagnant les larges gestes des bras, pas de baguette. Elle est un spectacle à elle toute seule, elle est la Femme, elle est la Musique, elle est la Danse. On se demande comment les musiciens du Philharmonique s’y retrouvent avec une maestra aussi imprévue, mais ils semblent fascinés eux aussi.
Ce soir elle nous a concocté un programme qui lui ressemble, joyeux et un peu foutraque, sur le thème du bestiaire, décliné par neuf musiciens allant de Albert Roussel à Rossini. «Le Festin de l’araignée» de Roussel, ballet pantomine opus 17 (fragments symphoniques), ouvre le bal, et nous met en joie, alors qu’il avait plutôt déconcerté les Parisiens lors de sa création en 1913, venant juste après le scandale du «Sacre du Printemps». Inspiré par les «Souvenirs entomologiques» de Fabre, Roussel nous fait assister au déjeuner de l’araignée, et Barbara fait défiler tout un cortège de proies, fourmi, papillon, mante religieuse, dégageant mille subtilité des cordes et des stridences délicieuses des cuivres. C’est bien d’elle d’inaugurer la soirée par une œuvre de Roussel, musicien souvent considéré comme mineur, au contraire trop méconnu.
Viennent ensuite les «Histoires naturelles» de Ravel sur un texte de Jules Renard, ce qui promet d’autant plus que la soirée est intitulée «Hannigan & Friends» (une formule qu’elle affectionne), et que le premier de ces amis fait son entrée : un de nos meilleurs barytons, Stéphane Degout, aussi bon comédien que chanteur, reconnaissable à son crâne rasé et ses yeux bleus (voir mon article du 19 décembre 2018). La dame a la main sûre dans le choix de ses amis, car Degout va nous distiller de courts textes de Jules Renard mis en musique par Ravel, qui donnèrent lieu à un beau scandale en 1907. On reprochait à Ravel son humour, mais c’est ce qui nous ravit aujourd’hui : le paon va se marier mais sa fiancée n’arrive pas, le cygne s’obstine à pêcher le reflet des nuages floconneux dans l’eau, quant à la pintade, «la tête bleuie, ses barbillons à vif /Cocardière, elle rage du matin au soir». Beaucoup de rires à l’écoute de ce bestiaire surréaliste avec lequel Ravel et Barbara sont à leur affaire.
Naturellement, Barbara se devait d’inclure des extraits du «Carnaval des animaux» de Saint-Saëns, alors même qu’on vient de fêter le 16 décembre dernier le centenaire de sa mort et de proclamer qu’il n’est pas le vieux bonhomme démodé passé à la postérité mais plein de surprises, dans la vie comme dans ses œuvres, outre son immortel opéra «Samson et Dalila» (grand succès aux dernières Chorégies d’Orange avec R. Alagna et M.N. Lemieux). Le moment était venu de faire leur entrée pour les autres «friends» de Barbara, d’une part le comédien-cinéaste-metteur en scène Mathieu Amalric, et deux pianistes virtuoses devant «imiter le jeu d’un débutant et sa gaucherie». Katia et Marielle Labèque ayant fait défection au dernier moment étaient remplacées in extremis par deux stars du clavier, Bertrand Chamayou et Alphonse Cemin, ce qui prouve assez l’aura de la belle Canadienne.
Mathieu Amalric s’est installé à gauche sur le devant de la scène, sur un haut tabouret, ponctuant la musique de textes divers et variés dont on ne connaissait pas l’origine, genre «Chaque animal a une place définie au sein d’un grand orchestre», phrase donnant le signal aux deux pianistes soit-disant débutants pour se déchaîner. Il enchaînait ensuite sur une recette d’Alexandre Dumas tout aussi mystérieuse, pour finir par évoquer des documentaires sur les requins : «Une musique violente donne une image négative (des requins) dans un documentaire». Puis il nous a lu lettre envoyée à son chien par Glenn Gould alors en Russie. J’avoue m’être sentie un peu perdue à entendre Amalric, bien qu’il soit un merveilleux diseur et que nous soyons restés dans le registre animal, mais l’ambiance était plus «friendly» que jamais entre Barbara au pupitre, toujours aussi ondulante, bras virevoltant et cheveux au vent, avec tous ces regards passant de l’un à l’autre, puisqu’ils sont, comme chacun sait, compagnons à la ville depuis six ans.
Après un bref «Walking the dog» de Gershwin, la soirée se terminait par le célèbre «Duo des chats» de Rossini entre Stéphane Degout et la cheffe-soprano, Barbara chantant et dirigeant à la fois ce morceau délectable, nous faisant enfin entendre sa stupéfiante voix de soprano. Les trois hommes se sont joints au «Miaou» final, délire assuré dans la salle, qui en redemandait.
Lise Bloch-Morhange
– Maison de la Radio et de la Musique, «Hannigan and Friends», Orchestre Philharmonique de Radio France, samedi 8 janvier 2022
– Maison de la Radio et de la Musique
– À voir sur Youtube «Youkali», la chanson de Kurt Weill, interprétée par Barbara Hannigan avec Alexandre Tharaud au piano
Photo: ©LBM
Merci Lise pour votre enthousiasme.
J’avais hésité à aller à ce concert. Je rêve d’aller voir et écouter Barbara Hannigan, depuis votre article de juin 2020 et le documentaire qu’avait fait sur elle son compagnon. Je ne suis pas fana des « pots-pourris » ou medleys. Et puis je ne suis pas non plus fana des sœurs Labèque qui, à mon goût, font trop de « grimaces » et postures. Mais elles n’étaient pas là et vos louanges me font regretter, un peu. La prestation de Mathieu Amalric semble ne pas avoir recueilli votre appréciation ; il vaut mieux parfois ne pas se vouloir bon en tout. C’est un défaut que l’on rencontre je trouve de plus en plus chez certains acteurs.
Mais quand on invite (convoque dirait-on de nos jours…) ses « friends », on ne peut pas toujours choisir.
Bonne journée
Cher Yves,
ce n’est pas le talent de Mathieu Amalric qui m’a semblé en cause, mais la manière dont ses interventions humoristiques s’inséraient avec les morceux musicaux. Cela m’a semblé un peu décousu… mais savoureux.
Cela me rappelle, il y a quelques années, au festival de piano de la Roque d’Anthéron, sur le parvis de l’église de Lambesc, Anne et Yann Queffélec y alternaient piano de l’un et lecture de ses œuvres de l’autre. C’était mortel, on ne sentait aucune résonance entre les deux interventions, ni même une complicité. L’un de semblant ni écouter ni être intéressé par l’autre.
Là ce n’est pas un couple mais une fratrie, qui ne fonctionnait pas à la scène.
Merci pour ce post enthousiaste qui me fait aussi regretter de ne pas avoir suivi l’actualité de Barbara et d’avoir manqué cette soirée du 8 janvier. J’avais découvert l’extraordinaire soprano et comédienne dans une interprétation du Grand Macabre de Ligeti avec Simon Rattle à la baguette. Barbara, l’orchestre et son chef se livraient, avec humour et maîtrise, à une véritable comédie musicale. Un morceau d’anthologie de 2015 visualisé depuis des centaines de milliers de fois sur Youtube.
Impressionnant! Et réjouissant!
Barbara plus Ligeti plus Rattle, ce devait être immortel!
Merci Lise de nous donner envie de découvrir cette deuxième Barbara. Merci aussi pour toutes vos commentaires et suggestions avisés.
Quel plaisir de sentir une chroniqueuse aussi inspirée et fan de son sujet. L’enthousiasme est contagieux. Quel dommage de ne pas avoir assisté cette représentation !
J’ai entendu Barbara que m’a fait découvrir Lise en 2020 , moment mémorable.
Réjouissons nous que paris et radio France, une fois n’est pas coutume d’accueillir cette chef d’orchestre