Dernière station avant l’autoroute

Ils y pénètrent avec ce qui leur reste de lucidité. Et ils n’en sortent que les pieds devant, le corps froid, emballés dans une housse. La maison de retraite est bien le dernier endroit où l’on a envie de se rendre. C’est le dernier palier, l’ultime étape, la dernière station avant l’autoroute. Sauf pour ceux qui y travaillent, sauf pour les visiteurs, l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) signe la fin du parcours terrestre, pour ceux que l’on appelle les résidents. Exception à la règle, le Collectif 2222, a séjourné dans l’un de ces établissements afin d’en faire un spectacle intitulé « Pourquoi les vieux, qui n’ont rien à faire, traversent-ils au feu rouge ». Des comédiens de plusieurs nationalités, tous issus de l’École Internationale de Théâtre Jacques Lecoq, ont été durant huit semaines, des résidents expérimentaux auprès des confinés permanents que sont les vieux. Ils ont su éviter toutes les caricatures que l’on aurait pu craindre comme le misérabilisme ou la maltraitance. Au contraire, ils ont tiré sur les ficelles de l’humour, de l’humanité et pour tout dire du cœur.

Et cela s’enclenche tout de suite comme un moteur bien réglé qui démarre du premier coup. Seules les mains trahissent l’âge des comédiens déguisés en vieux. Alors que le masque qu’ils portent accentue la défaite faciale d’une vie qui s’achève. Ils sont tous encombrés par leur corps voûté qui fonctionne de travers, leur mémoire qui flanche, leurs tics, leurs manies, leurs fixations. Il se crée entre eux des solidarités, parfois même une histoire d’amour ou d’amitié. De celles qui se terminent mal, mais dans ce cas précis, de façon définitive. L’histoire qui nous est racontée commence justement par la routine basique des maisons de retraite. L’un meurt, privant au passage sa compagne de misère de ce qui motivait encore son quotidien. Et un autre arrive, échalas branlant, tremblant sous l’effet de panique du premier jour. Sans compter celui-là, avec son pantalon souillé par une miction ratée et qui cherche de l’aide, toute honte bue.

Les Ehpad, c’est un peu comme une halte-garderie quelques décennies plus tard, ou un club de vacances en moins drôle, si tant est que les clubs de vacances soient drôles. Les gentils organisateurs sont en blouse blanche et, comme dans un films des « Bronzés », ils animent. Leur bonne santé tranche avec celle des clients. Il s’agit de leur faire oublier que l’endroit est comparable à un chenil dont tous les pensionnaires sont en sursis. Leur famille les a déposés là, comme des enfants au pensionnat. Les proches sont pressés de repartir et de vaquer à leurs affaires, sans l’air vicié des odeurs de l’âge. Nullement désireux de se confronter à ce qui les attendra plus tard. L’abandon contrôlé, celui qui ne dit pas son nom, est une culpabilité difficile à assumer. Sans le dire explicitement, ce Collectif 2222 (pour 22h22, l’heure de la première création), répercute beaucoup de vérités simples qui caractérisent les sociétés modernes, au contraire de celles où les vieux parents ne quittaient pas leur foyer. Un vieux qui perd la tête, qui se détraque, n’a plus sa place chez lui. Ce n’est pas forcément la faute des familles. C’est l’époque qui a créé ces incompatibilités.

Pourtant, « Pourquoi les vieux, qui n’ont rien à faire, traversent-ils au feu rouge », ne nous rend pas lugubres. De toute évidence, les comédiens sont sortis enrichis de leur plongée en Ehpad. Quelque chose leur a été transmis et ce quelque chose, ils le restituent finement, avec une humanité louable. Et surtout un humour qui sauve tout. Comme dans la vraie vie en maison. Il y a notamment cette animation où les résidents doivent jouer au jeu du portrait. Ils doivent deviner le nom de celui qui est inscrit sur une tablette , celles qu’ils tiennent à l’envers sur leurs genoux. Maligne, une résidente efface le nom et proclame que ce qu’elle tient dans la main est une tablette. Lorsque l’on perd la mémoire, son intelligence, il peut rester la ruse.

Par définition, le spectateur reste à distance, plus ou moins jeune, plus ou moins alerte, mais surtout pas impliqué. Et justement, cet après-midi là, une « vieille » en fauteuil sur la scène, s’est approchée d’un spectateur du premier rang avec son masque quelque peu inquiétant. Et lui a dit quelque chose comme « et vous comment ça va? ». L’homme a bredouillé, ne sachant visiblement pas trop quelle posture adopter, dans quelle mesure il pouvait entrer dans le jeu. Cela a fait sourire ses pairs de derrière, soulagés que ce ne soit pas leur tour. Qui, au passage, viendra forcément, mais un autre jour.

« Pourquoi les vieux, qui n’ont rien à faire, traversent-ils au feu rouge » est une pièce étonnante, chargée d’émotions, sensible et finalement assez gaie. Le pari était pour le moins casse-gueule. Pour la voir, il faut regarder de près l’itinéraire et les dates des représentations à venir. Mais cela en vaut la peine.

 

PHB

 

14 Janvier 2022, communauté de Communes Vallées de l’Orne et de l’Ondon – Évrecy (14) à 20h30​
20 Janvier 2022, au Théâtre Victor Hugo – Bagneux (92) à 20h30
26 Mars 2022, au Studio – Bretteville l’Orgueilleuse Commune Nouvelle de Thue et Mue (14) à 20h30
30 Avril 2022, à la salle Michel Vallery- Montivilliers (76) à 20h30
13 Mai 2022, à la salle de spectacle Jean Pierre Bacri- Conches-en-Ouche (27) à 20h
Photos: ©Collectif 2222

 

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Une réponse à Dernière station avant l’autoroute

  1. Yves Brocard dit :

    Bretteville l’Orgueilleuse, qui a fusionné avec Thue et Mue. Quels jolis noms de nos villages de France, où 2222 va aller se produire. Ce pourrait aussi être les petits noms donnés à nos « aînés », comme aime les nommer notre Président. Jolie histoire que cette pièce, pour rendre une humanité, certes un peu décalée, à nos parents.
    Bonne journée

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