Dans sa pièce culte “Angels in America” (1992), située à New York en 1985, Tony Kushner revenait sur les années Reagan. Le Parti républicain était au pouvoir et le sida, punition divine infligée aux gays selon l’Amérique puritaine, faisait son apparition, décimant à tout va. Même les anges semblaient impuissants à aider les hommes… Il y a deux ans, Arnaud Desplechin montait de la plus belle des façons la pièce à la Comédie-Française (1), l’ère Trump n’étant pas sans rappeler, par bien des aspects, celle de Reagan. Le personnage de Roy Cohn (1927-1986), conseiller juridique de McCarthy et avocat de Trump père et fils, venait parfaire le lien entre les deux époques. Avec “A Bright Room Called Day”, sa première pièce, écrite en 1985, remaniée et actualisée, en tournée en France, Tony Kushner, 65 ans, remonte encore plus loin dans le temps et relie 1932 à 1985 et 2016. L’ultra-libéralisme et la montée des extrêmes semblent alors liés à jamais, tel un éternel fléau… Une pièce d’une belle intelligence et d’une terrible actualité.
Une scène partagée en deux : d’un côté, occupant la plus grande partie du plateau, un salon lumineux aux allures d’alcôve, de l’autre, un coin sombre, comme en retrait, où est installée une petite formation musicale (batterie, clavier et guitare) avec, à l’avant-scène, une chanteuse punk tout de noir vêtue et, en toile de fond, un immense écran rectangulaire sur lequel défilent des images d’archives assorties de dates.
Berlin, 31 décembre 1929 : cinq amis, tous artistes d’obédience communiste, fêtent le Nouvel An dans le bel appartement bourgeois d’Agnès. Ils sont jeunes, beaux, insouciants et chantent “Just a gigolo” (2). Mais l’insouciance n’est que de courte durée… Sur l’écran géant défilent les deux années qui voient Hitler accéder au pouvoir, à grandes enjambées, et l’Allemagne basculer de la République de Weimar au nazisme. Le petit groupe se disloque peu à peu suivant les soubresauts de l’Histoire : la comédienne Agnès décide de rester à Berlin alors que son compagnon l’exhorte à fuir avec lui ; Baz, anarchiste et homosexuel, après des envies de suicide et l’occasion manquée d’assassiner Hitler, fait le choix de partir à l’étranger ; Paulinka, starlette opiomane et psychanalysée, prête à travailler pour le cinéma nazi, en vient à gifler un producteur pour défendre un ami communiste et se voit alors contrainte de fuir à son tour… La petite histoire se mêle à la grande, les époques s’entremêlent, se coupent, se commentent et s’invectivent. Le Diable de Faust entre en scène, les fantômes du futur planent…
Égrenant les grandes étapes de cette Histoire des années 30, la jeune punk new-yorkaise de 1985 (magnifique Sophie Richelieu !) voit là un parallèle avec la réélection de Reagan et les lois liberticides qui accompagnent sa présidence. Elle ne cesse de crier au danger.
Mais l’histoire ne s’arrête pas aux années 80 et Tony Kushner a remanié sa pièce en y ajoutant un troisième volet temporel : le présent, à savoir Trump. Pour parler de ce temps-là, il a créé un savoureux personnage (sublime Gurshad Shaheman !), son double de théâtre, l’auteur de la pièce donc, très certainement “juif, homosexuel et marxiste”, tel que lui-même s’était présenté à l’époque à son traducteur français. C’est le théâtre dans le théâtre. L’auteur traverse alors les époques (1932-1985-2020) et son regard les englobe toutes. Comme la chanteuse punk pour les protagonistes des années 30, il est, lui aussi, un fantôme du futur. Lorsqu’il annonce à cette militante des années 80 l’élection de Trump, celle-ci s’esclaffe incrédule “Ce clown du Queen’s avec des hôtels en faillite à la tête du pays ? No way !” Et c’est bien là l’épineuse question et tout le propos de la pièce : comment une démocratie peut-elle glisser au point d’élire un “clown” improbable, un fou dangereux ? “A Bright Room Called Day” nous parle de ce “glissement”. Catherine Marnas, la metteuse en scène, s’en explique : “Nous considérons souvent le fascisme comme un épouvantail, un événement apocalyptique qui risque de nous tomber dessus comme un météore, comme un phénomène tout à fait extérieur à nous. Or, certaines valeurs d’extrême droite, épaulées par un ultra-libéralisme, nous ont déjà grignotés en “glissements” progressifs.”
Saluons ici le merveilleux travail de mise en scène de Catherine Marnas, par ailleurs directrice du Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, qui a su orchestrer avec une remarquable fluidité les différentes époques, ainsi que la scénographie de son fidèle collaborateur, Carlos Calvo, qui a su, de son côté, allier à la perfection réalisme et magie. Car la pièce, en abolissant le temps, en confrontant passé et présent, déploie un mélange entre réalisme et onirisme qui n’est pas sans rappeler l’univers d’“Angels in America”.
Portée par une troupe de jeunes comédiens talentueux, cette fresque ne peut manquer, à l’heure actuelle, d’interpeller les esprits. L’histoire répète les erreurs du passé, ne cesse-t-elle de nous dire, nous incitant à une prise de conscience. L’engagement et la résistance sont toujours possibles, comme le montre la dernière photographie projetée s’agrandissant sur une femme refusant de faire le salut hitlérien au milieu d’une foule conquise.
Isabelle Fauvel