C’est une gamine de huit ans, elle s’appelle Ariana. Elle aime les aventures du « Club des Cinq » et du « Clan des Sept ». Avec ses amis de l’école, elle s’imagine en détective ou en espionne. Avec sa petite bande, ils s’inventent des mystères. Ils lancent de grandes enquêtes sur des sujets microscopiques dans le jardin-jungle de la propriété familiale à Caracas. Ce sont les insouciantes années soixante-dix que vivent d’heureux enfants d’expatriés dans un pays tropical. Un jour, Ariana trouve une drôle de chose dans l’antre-bureau de son père : une carte d’identité, où figurent la photo de son père, doté d’un nom qu’elle ne connaît pas et un timbre-poste représentant Hitler. Ariana ne parvient pas à imaginer ce qui rapproche ce jeune homme des années quarante, Hitler et ce père d’aujourd’hui, certes taciturne, mais adoré et respecté. À huit ans, il y a des enquêtes qui peuvent s’annoncer plus complexes que d’autres.
Si les méthodes de la littérature d’Enid Blyton exercent tous leurs charmes sur les enfants de huit ans, en grandissant, l’effet s’estompe. Ariana avance dans la vie mais n’oublie pas cette carte d’identité. Ses études l’entraînent ailleurs. Elle a, à plusieurs reprises, tenté d’interroger son père mais elle sait, tout autant qu’elle le regrette, que les confidences de son père sont vouées à rester rares. Il laisse entendre qu’il lui racontera. Tout ou partie, mais plus tard. Très atteint par un accident de santé, Ariana lui promet qu’un jour, ils écriront ensemble l’histoire de ce passé enterré dont elle ne sait toujours rien.
2001, Hans Neumann, père d’Ariana, meurt. Il lui laisse une boîte emplie de papiers, documents officiels et lettres, le plus souvent rédigés dans une langue inconnue d’Ariana, le tchèque, évoquant des noms tout aussi inconnus, mais aussi des photos légendées de prénoms jamais entendus. Ariana est comme à la tête d’un arbre généalogique dont elle n’identifie que la fin – elle-même et, avant elle, son père.
Avec une ténacité digne des héros du « Club des Cinq », une curiosité insatiable et l’appui de tout un réseau qu’elle tisse progressivement autour d’elle, réunissant aux quatre coins du monde grâce à Internet des historiens, des experts mais aussi des membres de sa famille insoupçonnée, Ariana reconstitue l’histoire de la famille Neumann : des industriels praguois, juifs non-pratiquants, une famille si soudée qu’aucun de ses membres ne semble croire que le conflit mondial déclenché par le nazisme ne la disloquera. Leur ingéniosité, leur témérité, leur amour les sauveront, ils en sont convaincus.
L’histoire des Neumann que reconstitue Ariana, aujourd’hui journaliste à Londres, n’aurait évidemment pas sa place dans les collections de la Bibliothèque Rose. Elle a la dureté de l’époque qu’elle traverse. Mais pas seulement. Cette histoire raconte aussi comment la peur, plutôt que paralyser, galvanise parfois l’ingéniosité et l’audace.
Les «ombres portées» du titre sont celles du chandelier sous lesquelles l’histoire dit qu’on peut se dissimuler sans que personne ne songe à venir vous y chercher. Ce sont celles que Hans choisit comme une protection lorsque, en 1943, alors que ses parents sont emprisonnés dans l’étrange camp tchèque de Terezin – étrange parce que les échanges avec l’extérieur demeurent possibles – et que l’étau se resserre autour de lui après qu’il a échappé à plusieurs reprises à la Gestapo. Si l’univers familier de Prague et de ses alentours, si son réseau d’amis ne peut plus l’abriter sans se mettre en danger, alors Hans décide d’aller se cacher dans la gueule du loup : à Berlin, où il se fait embaucher dans une usine contribuant à l’effort de guerre, fournissant les peintures des avions de la Luftwaffe. Il y passera plus de deux ans, sous une fausse identité, aussi terrifié qu’audacieux, avant de pouvoir revenir dans son pays natal en 1945 retrouver les siens, du moins les rares encore en vie. Il y découvrira que, pendant qu’il survivait à Berlin, à Prague, son frère Lotar et sa belle-sœur Zdenka ont eux aussi déployé une énergie et une foi à déplacer les montagnes, parvenant à déjouer l’oppression implacable des occupants allemands en bâtissant d’invraisemblables scénarios qui pourraient être des farces si la période n’avait pas été si sombre.
Ariana Neumann reconstitue les années tchèques de son père dont elle ignorait tout. Identifie des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, des amis, tous dépositaires d’une micro-particule de l’histoire et tous désireux de l’accompagner dans cette enquête qui la mobilisera plusieurs années avant d’en faire le récit. Son livre est tout autant celui du parcours d’un homme que celui de l’écheveau de fils progressivement dénoués par sa fille. L’arbre généalogique a retrouvé toutes ses branches.
Marie J
«Ombres portées, souvenirs et vestiges de la guerre de mon père ». Ariana Neumann. Éditions Les Escales. 370 pages. Traduction Nathalie Peronny.
Belle présentation de ce livre qui déterre des secrets enfouis, ravalés. Et pour savoir pourquoi, quand et comment Ariana Neumann et son père ont atterri au Venezuela, il ne reste qu’à le lire. On peut en attendant avoir quelques informations et des images sur le site de l’auteure : https://www.ariananeumann.com/, avec une vidéo très poignante (in English).
Comme souvent, je trouve que le titre anglais : « When Time Stopped: A Memoir of My Father’s War and What Remains » est plus parlant que celui de la traduction.
Bonne journée
Je crois que c’était une bonne idée de se cacher à Berlin… Avec les bombardements alliés incessants, la cote d’amour des nazis y était sans doute plus minimale à la fin de la guerre que dans le reste de l’Allemagne. Certains historiens estiment qu’ils y avaient perdu le pouvoir « réel » et craignaient tout mouvement hostile . Qu’on se souvienne de ses femmes allemandes « aryennes » manifestant dans Berlin en 1945 pour la libération de leurs maris juifs envoyés dans les camps et qui obtinrent gain de cause.
Magnifique Marie! Je vais m’empresser de le lire!