« Guermantes » est un film sur un roman où grand-mère meurt. Un film sur le théâtre. Un film sur le cinéma. Un film sur les acteurs et les comédiens. Un film sur l’après-premier-confinement. Faux documentaire et vraie fiction, « Guermantes » invite à lire Proust, à flâner dans les jardins parisiens, à retourner au théâtre, à caresser l’amour. Le décor est d’emblée planté : théâtre Marigny, juin-juillet 2020. La troupe de la Comédie Française devrait continuer à répéter « Du côté de Guermantes », l’adaptation du troisième tome de « la Recherche » écrite et mise en scène par l’écrivain et réalisateur Christophe Honoré, dont les répétitions avaient été stoppées par le premier confinement. On apprend au tout début du film qu’il va falloir de nouveau arrêter les répétitions, car du fait des mesures sanitaires le comité a statué que pièce ne sera pas jouée. Le metteur en scène et les acteurs décident cependant, à tâtons, de «répéter dans l’absolu» : ils vont ainsi explorer les contours de la scène, du texte, de leurs rôles, et à certains égards de leurs vies.
Ici commence la fiction, car de fait la pièce sera bien montée à l’automne 2020. Isabelle Fauvel en a rendu compte avec finesse dans Les Soirées de Paris, soulignant combien cette réécriture théâtrale mettait en valeur l’humour que recèle la prose proustienne, et combien la distribution était étonnante et juste. Le second lockdown viendra stopper ce bel élan – peut-on espérer une reprise future? Le film « Guermantes » n’est donc ni une captation théâtrale, ni le document d’une frustration, ni une mémoire des répétitions : mais une vue en coupe de la vie d’une troupe, une série de tableaux vivants, de petits pans de dialogues, de séquences affectives dont les protagonistes sont Claude Mathieu, Anne Kessler, Éric Genovese, Florence Viala, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loic Corbery, Serge Bagdassarian, Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Laurent Laffitte, Dominique Blanc et Yoann Gasiorowski : des comédiens du Français jouant leur propre rôle de comédiens et se faisant ainsi acteurs.
On les voit jouer leurs personnages proustiens, du Narrateur singulièrement incarné par un blond baraqué (Stéphane Varupenne) à Charlus porté par un volubile fragile (Serge Bagdassarian), à un Swann aussi fantomatique dans le film que le personnage l’est dans le roman (Loic Corbery, qui se trouve loin de la troupe, dans un autre pays comme dans un autre monde). Tout comme on les voit jouer leurs fonctions – le beau gosse, la diva, l’homosexuel transi, le mélancolique secret, le réalisateur inquiet… Par moments les deux axes se croisent et secrètent une tension extraordinaire : Claude Mathieu qui joue la grand-mère adorée doit agoniser sur scène, entourée par ses proches alarmés, et soudain l’angoisse de la mort prend le dessus- cette mort qui rôde, qu’un ami médecin, seule présence extérieure au petit clan de la Comédie Française, vient décrire au réalisateur mutique. Si bien que pour contrer l’empressement des visages au-dessus d’elle et cet étouffement diffus la comédienne, dans sa belle robe de scène froufroutante, s’enfuit, prend littéralement la clef des Champs Élysées au milieu des passants en tenue d’été -une séquence littéralement magique.
Ces élans saisis par le réalisateur Christophe Honoré, qui s’est fait acteur parmi les acteurs, reposent sur une improvisation concertée dont il livre la clef : «J’ai juste demandé aux acteurs de noter en une phrase ce qu’ils avaient envie de raconter et ce qu’ils m’autorisaient à filmer, explique-t-il. L’un m’a écrit : “J’ai envie de faire envie.” L’addition de toutes ces phrases tenait sur deux pages. […] J’écrivais chaque jour deux, trois phrases que j’avais envie que les comédiens disent et on se mettait à filmer. On a appliqué les méthodes du documentaire au service d’une fiction.» Le dossier de presse du film comprend de larges extraits des deux lettres que le réalisateur a adressées à la troupe de comédiens transformée en bande d’acteurs : une leçon d’élégance et une leçon de cinéma (ils reçoivent aussi des «devoirs à la maison» : regarder «French Cancan» de Jean Renoir, «L’État des choses» de Wim Wenders et «Somewhere» de Sofia Coppola).
La première lettre date du 18 juin 2020 : «Il semblerait qu’on puisse se revoir enfin en juillet et il semblerait qu’on me confie une caméra. Il y aurait donc un film à faire. Un film qui parlerait de vous, de Proust, de ce qui se passe autour de nous, de nos vies. Je n’ai rien écrit, sinon quelques notes. J’ai le rêve d’un film qu’on pourrait imaginer ensemble au jour le jour. C’est jamais aussi simple que ça. Néanmoins, dans l’urgence de cette fabrication qui s’offre à nous, je me dis qu’il faut tenter notre chance sans craindre l’effet tremblé, l’effet inachevé. On se retrouverait de 14h à 23h pendant ces dix jours, et on filmerait des choses qu’on a décidées la veille. Il y aurait parfois un peu de texte, parfois des improvisations, parfois de la vie telle quelle qu’on tâcherait de capter. J’aime bien l’idée de vous filmer et vous regarder de près».
Une semaine plus tard Honoré envoyait un nouveau courrier où il détaillait leur trousseau pour ce séjour en immersion au Théâtre Marigny : «Prévoyez une tenue de répétition, évitez les couleurs trop fortes et saturées. Évitez les blancs éclatants et les noirs ennuyeux. Et surtout évitez les bermudas et les sandales. Privilégiez les coupes qui dévoilent la peau du cou, la peau des bras, la peau des chevilles… Pour les garçons, soyez vigilants à vos chaussettes. Pour les filles, soyez vigilantes à vos soutiens-gorges. Pensez tous qu’il fera peut-être beau, qu’une paire de lunettes de soleil peut vous être utile. Pensez que le moins de bijoux, de montres, de boucles d’oreilles est toujours le mieux. Pensez à vos cheveux. Pensez à oublier de les coiffer. Nous tournerons un peu dehors le soir, pensez à une petite laine, une petite veste, un petit foulard, un petit truc qui vous tiendra chaud. Ne pensez pas à vous protéger de la pluie, s’il pleut, c’est très joli des habits mouillés.»
Armés de ce mince canevas et d’un talent insoupçonné pour l’improvisation, les comédiens du Français traversent Paris en robe à volants et chapeaux haut-de-forme, squattent le Ritz, inventent des quiproquos, filent des flirts, pique-niquent dans les jardins, passent une nuit au théâtre, affichent une gouaille potache, se livrent aux confidences amoureuses. Ils dessinent un portrait inédit de la Comédie Française, un peu comme Anne Kessler dessine compulsivement l’anatomie de Sébastien Pouderoux ; un portrait du premier confinement, qui les a tous laissés flapis et floués à l’instar des spectateurs ; et le profil perdu d’une production théâtrale originale, celle que Christophe Honoré présentait dans ces termes à ses acteurs, en mai 2019 : «Je ne vous propose pas une adaptation, mais une séance de nécromancie».
De fait, Proust n’est pas mort à jamais, surtout pas en cette année 2021-22 comprise entre le 99ème anniversaire de sa mort et le 150ème anniversaire de sa naissance. Et le film « Guermantes » n’est pas la seule création étonnante que le Théâtre Français a su tirer de ces dix-huit derniers mois cotonneux de confinements, déconfinements, reconfinements et frustrations diverses et collectives. Privée de scène, de novembre 2020 à juillet 2021 la troupe du Français s’est engagée dans un défi, un marathon, la lecture intégrale du chef-d’œuvre de Proust. Les treize volumes de « la Recherche », découpés en 149 lectures d’une heure environ, ont été lus en direct et retransmis sur la chaîne YouTube de la Comédie Française, où ces captations sont toujours accessibles. Les visages, les voix, les timbres, les tempos se succèdent et se ramifient, la sobriété du décor compense la touffeur des phrases, la diversité des postures excite la curiosité, le ton spontané rafraîchit le monument – et la vivacité imprimée au texte le rend finalement addictif.
Les commentaires sur la chaîne YouTube sont éloquents : la prose proustienne devient accessible, donne le goût du théâtre, dispense un grand plaisir à petites doses. Certains «épisodes» dépassent les 150.000 vues. L’effet est fabuleux dans l’ensemble comme dans le détail. On entend le comique des dialogues et le lyrisme des paysages, l’amplitude du phrasé et la persistance de l’ironie. Pendant cette longue année, souvent je me suis couchée en compagnie de Proust. Ces lectures écoutées en boucle ont été mon talisman et ma berceuse et je l’avoue, je suis une groupie absolue d’Alexandre Pavlov et de Loïc Corbery : encore une raison de retourner au théâtre !
Isabel Violante
Merci de mentionner ces lectures de Proust qui ont également fait mon bonheur et qui sont des petits trésors vers lesquels on pourra revenir de temps à autre.
Merci pour votre bel article. J’ai vu le film quand il est sorti ; à part d’être un peu longuet, j’avais aimé l’idée, et de voir les comédiens « dans leur jus », en « back-stage », leurs complicités, leurs chamailleries, leurs différences, et toujours leur enthousiasme à jouer. Votre décryptage (qu’il vaut mieux lire après avoir vu le film) indique qu’il s’agit bien d’une fiction, même si une grande place est laissée à l’improvisation. Les conseils ou consignes de Christophe Honoré que vous nous révélez sont instructifs, voir croustillants. Par contre, sans être bégueule ou prude, le fait de voir la poitrine nue de la plupart des comédiennes, et leurs fesses pour les comédiens, m’a paru artificiel et sans justification. Même si elles sont souvent ravissantes.
Reste plus qu’à aller voir « Du côté de Guermantes », lorsqu’il sera reprogrammé.
Bonne journée