La salle Gaveau, au 45-47 rue de La Boétie, porte le nom de l’inventeur français des pianos Gaveau, qui ouvrit cette belle salle à l’italienne en béton armé de 1000 places en 1907, où trônait un grand orgue Mutin-Cavaillé-Coll de 39 jeux. Dès son ouverture le 3 octobre 1907 pour le concert du «Lehrergesangverein» (Chœur des Professeurs de la ville de Brême réunissant cent-quarante exécutants selon Wikipédia, ah ces Allemands si musiciens), elle devient immédiatement un haut lieu musical grâce à son acoustique exceptionnelle, et les sommités s’y succèdent dès les premiers mois, de Camille Saint-Saëns à Alfred Cortot ou Pablo Casals. Les concerts Lamoureux s’y installent, et le défilé innombrable des sommités se poursuit jusqu’à la première et seconde guerres mondiales incluses. Pourtant, en 1963, un épisode balzacien mène à la faillite et à la vente du bâtiment à une compagnie d’assurance qui se réjouit d’y construire un parking. Un de plus… On s’en souvient, de ces fameuses années 1960, 1970, 1980, où les architectes ont massacré allègrement Paris en laissant les traces de ce qu’il y a de plus laid… Regardons, par exemple, la place Boieldieu ou place de l’Opéra Comique, non loin de l’Opéra Garnier, où le pire des bâtiments années 70 à hublots noirâtres s’affiche en face de l’élégante façade XIXème.
Mais là il y a miracle, et un couple de musiciens fervents, Chantal et Jean-Marie Fournier, s’offre tout simplement la maison Gaveau en 1976, enfin classée en 1982. Une restauration va s’imposer, des subventions sont obtenues, et les travaux conduits par l’architecte en chef des Monuments historiques Alain-Charles Perrot (consulté pour l’actuelle restauration de Notre-Dame). La salle rouvre le 8 janvier 2001. Les élégants velours jaune des fauteuils et velours gris des balustrades rappellent les couleurs d’origine, et les plus grands gosiers et chambristes perpétuent la tradition, y compris l’indémodable concert Lamoureux, le Concours Long-Thibaud-Crespin, le Concours de trompette Maurice-André, les Paris Opera Awards, etc. Et l’impressionnante liste des créations à Gaveau se prolonge depuis Ravel, Debussy ou Stravinsky jusqu’à aujourd’hui avec Thierry Pécou, Bruno Mantovani, Philippe Hersant et autres. Il faudrait cependant que l’admirable couple Fournier songe à remplacer les fauteuils de velours jaune passé d’un inconfort exceptionnel.
Parmi les familiers de la maison Fournier, on trouve les productions de Philippe Maillard, qui poursuit depuis trente ans, opiniâtrement et en toute modestie ce qui est rare dans ce milieu, la défense de célébrités comme de jeunes solistes. (Également Salle Cortot, à l’Oratoire du Louvre ou au théâtre Grévin). De nombreux spectacles prévus pour le trentième anniversaire l’an dernier ayant dû être reportés pandémie oblige, ils sont reprogrammés cette année, comme ce récital du 19 novembre dernier, en co-production avec «Les Grandes Voix-Les Grands Solistes».
Ce fut donc vendredi dernier l’occasion de découvrir un baryton de 39 ans célébré un peu partout et peu connu chez nous dans l’admirable et redoutable cycle de lieder de Schubert «Winterreise», composé un an avant sa mort à 31 ans. Grand maître du lied, Schubert s’est surpassé dans ce «Voyage d’hiver» illustrant des poèmes désespérés de Wilhem Müller, composant sans doute le plus beau cycle de lieder où le piano et la voix sont de force égale, nous surprenant et nous enchantant l’un et l’autre constamment. Barytons et ténors de légende allemands ont marqué l’œuvre, dont Dietrich Fischer-Dieskau régnant sur le lied des années 1960-1970, Matthias Goerne ayant pris la relève contemporaine, sans oublier le grand Jonas Kaufmann qui l’a enregistrée de sa voix de jeune ténor barytonant dès 2014, et Julian Prégardien reprenant récemment le flambeau (mon article du 3 septembre 2019).
C’est donc à ces ombres illustres qu’on se mesure aujourd’hui avec le «Voyage d’hiver». Et Benjamin Appl le savait forcément en pénétrant sur la scène de Gaveau, suivi de son pianiste sud-africain et complice James Baillieu. Longue silhouette en tailleur pantalon sombre sur chemise blanche, nœud papillon noir et pochette blanche, l’œil bleu et la mèche blonde, le chanteur à l’allure de jeune homme s’est placé devant le piano, ses longues mains blanches croisées devant lui. Demeurant ainsi une heure trente, pratiquement immobile, posant juste parfois une main sur le piano, et sans partition bien sûr selon la tradition (heureusement pas pour le pianiste…). Dès ses premières notes dans un registre de tête d’une grande douceur et tendre chaleur, nous étions dans l’empathie pour ce pauvre voyageur rejeté de tous, poursuivant dans la neige son voyage désespéré.
Rien d’étonnant chez ce dernier disciple du légendaire Fischer-Dieskau, qui a dû lui apprendre cet art de ciseler le texte avec clarté et élégance. Cela dit aujourd’hui, on met plus d’intensité dramatique, notamment lors de ces moments intenses qui succèdent brusquement à la plainte, où il faut donner toute sa voix. Le blond baryton semblait un peu abrupt, au début, lors de ces variations de registre, et sa voix un peu rauque, mais cela s’est estompé au cours du voyage. Bon diseur et bon comédien, il a su passer d’un personnage à l’autre, mais c’était surtout lors des passages élégiaques que la sensualité du timbre et son œil bleu rêveur filant vers les étoiles nous touchaient le plus.
Lise Bloch-Morhange
Bonjour Lise et encore merci pour vos commentaires éclairés. J’y étais! Splendide soirée, un moment de pur bonheur et quelle voix ! quel splendide baryton ! complètement immergé dans son texte, passant de la tempête au velours, de la tendresse à la détresse…. En revanche, les sièges de la salle Gaveau sont toujours aussi inconfortables que bruyants. Ils produisent à chaque instant des couinements qui me prennent la tête.
Que s’est-il passé entre 1963 et 1976? Tu annonces un « parking »? A-t-il vraiment été construit?
Comme je le dis,
la salle Gaveau est mise en faillite en 1963, rachetée par une compagnie d’assurance qui veut y construire un parking, mais ensite les Fournier rachètent la salle en 1976. Toutes ces étapes prennent du temps.
Lise, bravo et merci pour ce superbe commentaire que je n’aurais su écrire, mais dont je partage l’esprit ; moi aussi j’y étais, à gauche au balcon, juste au-dessus de la scène.. et j’ai eu de la peine à contenir mon émotion . Benjamin a des mains extraordinaires, en effet.
Vous n’avez pas mentionné le Winterreise de Ian Bostridge, un ténor anglais dont la modulation de la voix donne une douceur indicible à certains phrasés; certes sa voix à lui n’est pas « rauque » …
J’essaie de ne pas rater une seule version donnée à Paris !
Merci Anne de votre message,
qui m’a touchée.
Je n’ai pas mentionné Ian Bostridge parce que je le trouve en général trop maniéré.
Il y a deux jours à la Fnac, j’ai trouvé une version du Winterreise par la grande mezzo Joyce di Donato et suis très cureiuse de l’entendre.
Un nouvel enregistrement de La Belle Meunière vient de sortir chez DG avec le baryton André Schuen, et ForumOpéra délire à son sujet!
Merci pour ce retour d’infos ,Lise, et vite une prochaine découverte à Gaveau, une vraie pépite (le contre ténor Orlinski il y a deux ans )…Lucas Debargue, le pianiste ,aussi et tant d’autres ..