« Compartiment n°6 », le film du finlandais Juho Kuosmanen a remporté le grand prix de Cannes 2021. Bien que ce petit bijou nous emmène au bout du monde, dans les froideurs de l’Oblast de Mourmansk, le voyage est avant tout initiatique. Ce film drôle et intelligent repose sur la rencontre improbable de deux êtres de culture et de classe sociale totalement différentes. Dans l’espace clos de leur compartiment couchette, ils vont se confronter, s’affronter pour apprendre à se connaître et à s’apprécier. Ils ont tous deux les émotions à fleur de peau et portent en étendard la curiosité de l’autre et de l’ailleurs qui va les connecter jusque dans les situations les plus cocasses.
« Voyage, voyage », c’est sur ce tube de la chanteuse Desireless, dansé pendant sa soirée d’adieu, que Laura quitte au petit matin le confort de l’appartement bourgeois de sa belle amoureuse moscovite et logeuse Irina. Irina aime y réunir une joyeuse faune d’intellos-bobos qui se gorge de littérature française lors de soirées arrosées comme celle qu’elle a organisée la veille pour le départ de Laura.
On imagine que « Voyage, voyage » résonne encore aux oreilles de Laura alors qu’elle monte dans le train couchette qui doit la mener à Mourmansk dans l’Arctique. Laura, que ses recherches en archéologie ont poussée à s’installer pour un temps à Moscou, est finlandaise et parle russe. En plein cœur de l’hiver, elle a décidé d’aller voir les pétroglyphes récemment découverts sur l’ile de Kanozero, au large de Mourmansk, port de la mer de Barents. Nul besoin de partir loin pour être ailleurs. Il suffit à Laura de monter dans le train pour atterrir sur une autre planète, loin de l’entre-soi douillet qu’elle a apprécié chez son amoureuse à Moscou. Elle y découvre, effarée, le compagnon avec qui elle va partager l’intimité d’un compartiment à deux couchettes pendant plusieurs jours. Ljoha est un jeune russe, rustre et frustre, qui enchaîne allégrement cigarettes, langage ordurier et verres de vodka jusqu’à s’écrouler sur le sol.
Ljoha est ouvrier et part travailler dans un grand complexe minier proche de Mourmansk. Petit à petit Laura comprendra que Ljoha, qui ne s’encombre pas de faux semblants, est un être vrai à l’âme sensible et généreuse. Une incitation pour Laura à transcender sa classe et à quitter ses aprioris pour mettre à nue une partie d’elle-même. Tu es mon différent car mon semblable. Lors d’une interview, Juho Kuosmanen dit à propos des rencontres fortuites : «Il existe une certaine forme de «confort des inconnus ». En fonction du regard et de la présence de l’autre, soit vous commencez à faire semblant, soit vous vous laissez aller et vous êtes enfin vous-même ».
Quant à nous spectateurs, dès que le train commence à s’ébranler pour quitter Moscou, on est ailleurs, immergés dans un huis-clos du bout du monde. On est blackboulés en même temps que Laura d’un bout à l’autre des couloirs et on se cogne aux voyageurs entassés dans les couchettes de seconde classe pour gagner le wagon-restaurant. Un wagon-restaurant au service stylé avec nappes et rideaux brodés où vodka et mauvais champagne coulent à flot. On rêve de s’engouffrer dans les taxis décatis aux chauffeurs à la mine patibulaire qui affrontent sans faiblir les routes glacées pour vous déposer dans un village perdu dans la neige. Ljoha y entraînera Laura pour lui faire rencontrer une babouchka soixantenaire dont la philosophie de la vie nous éblouit.
Cette ode à l’immensité des paysages et à la rencontre de l’autre nous donne des fourmis dans les jambes. En sortant de la salle de cinéma, on n’a qu’une envie, celle de faire son sac à dos et de partir illico à l’aventure, quitte à affronter le froid et l’inconfort, pour rencontrer l’autre et donc l’ailleurs. Faute d’évasion, on se contentera de fredonner (1) : « Voyage, voyage / Plus loin que la nuit et le jour / Voyage, voyage / Dans l’espace inouï de l’amour… »
Lottie Brickert
Merci de signaler ce film que j’ai beaucoup aimé, un peu étonnamment. Cette rencontre entre deux êtres très différents dans une Russie assez brute, elle souvent en danger, cette histoire d’un long voyage en train (près de 2000km!), dont on sort très peu, une « rail-trip » en quelque sorte, peut en déconcerter certains. J’ai été happé par le charme des deux « héros » de l’histoire, dont on se demande à chaque instant ce qui va se passer ensuite, quel drame les attend. Non aucun drame, la vie dans un pays dur, très humain.
Bonne journée
Le « confort des inconnus », heureuse expression de cette critique séduisante, m’a rappelé le titre d’un court roman de Ian Mc Ewan, intitulé « the comfort of strangers », en français « un bonheur de rencontre », dont le récit n’offrira au lecteur que l’illusion brève d’un « confort », né de la rencontre de personnes inconnues : un couple de touristes anglais à Venise se trouve entrepris par un homme et une femme au charme désarmant, qui en peu de temps, les dépouille et les asservit.
Une belle citation de Cesare Pavese, en ouverture du roman justifiait son titre :
« Tout voyage est une agression. Il vous contraint à faire confiance à des inconnus et à perdre de vue le confort familier du foyer et des amis, on est en perpétuel déséquilibre. On ne possède rien en dehors de l’essentiel – l’air, le sommeil, les rêves, la mer, le ciel – toutes choses qui tendent à l’éternité ou du moins à ce que nous en imaginons. »
l’essentiel du voyage pourrait être de vous placer en situation d’inconfort, de routine dévoyée, et vous rendre disponible à la rencontre, à l’acceptation d’un autre réel…
quoi de mieux qu’un voyage en train couchette pour Mourmansk…
Une belle invitation à aller voir le film…
A l’heure où, chez nous, le TGV a fait disparaître la magie des trains de nuit, celle des voyages au long cours et des wagons-restaurants douillets, le cinéma a cette faculté de faire revivre dans notre imaginaire ces voyages propices à des rencontres improbables.
L’étendue du territoire russe se prête merveilleusement à nos rêves d’infini et de longueur du temps, même si la réalité est moins romantique.
(Pour information : Moscou – Mourmansk, 1488km en train, 35 à 40 heures de voyage, moins de 50€. Loin des mythiques Transsibérien ou Baikal – Amour).