Tous les dimanches c’était la même chose. Sous prétexte qu’il avait été chirurgien, il lui incombait de découper le poulet ou le gigot, et jusqu’à la tarte aux fruits précédant les liqueurs. Il était pour ce faire, ce qu’il était convenu d’appeler l’homme idoine. Marc-Antoine se prêtait au jeu d’autant plus facilement qu’il appréciait plus que tout les repas dominicaux en famille. Y compris lorsqu’ils étaient troublés par des discussions politiques ou des différends de toutes sortes en plein milieu de la partie de bridge qui suivait traditionnellement le déjeuner. Tous les sujets étaient assez librement abordés. S’il s’agissait d’un problème d’héritage ou de divorce c’était le cousin Bernard, l’avocat, qui se voyait sollicité. Et concernant les questions de santé, de la vaccination du petit dernier aux varices de la vieille tante, c’était à lui Marc-Antoine que l’on s’adressait, pour donner un avis faisant autorité. Le tout sans que rien ne puisse vraiment tirer à conséquence, un dimanche chassant l’autre avec cette régularité exemplaire qui entretenait le plaisir des retrouvailles hebdomadaires.
Ce jour-là il fut sollicité sur la phobie très partagée des êtres humains face à l’opération chirurgicale, des trois points de suture faisant suite à un incident domestique à l’ouverture radicale du thorax. Comment d’une façon générale les patients arrivaient-ils à déjouer la trouille, à surmonter l’appréhension qui leur serrait la gorge, voilà ce qu’il fut demandé à Marc-Antoine alors qu’il s’apprêtait à puiser dans une jolie part de fromage coulant. L’assistance sentait bien qu’il en avait à dire sur ce thème, c’était aussi son point de vue et en conséquence, il remit à plus tard la dégustation de son fromage odorant et moelleux à souhait.
« D’une façon générale, attaqua-t-il, la peur se domine mal, même si l’on a, auparavant, fait ingurgiter au malade un comprimé sédatif. Il faut faire avec. Les futurs opérés ont les chocottes et leurs sourires maladroits ne dissimulent guère leur angoisse, c’est le cas le plus fréquent. Rares sont ceux qui arrivent au bloc en claquant des dents, mais j’en ai connus et ils me faisaient pitié. Dans ce cas on ne les fait pas languir et mes collègues anesthésistes ont toujours été prompts à les plonger dans la narcose et l’oubli de soi. Cet endormissement nous soulage autant qu’eux. Mais j’ai eu l’occasion de croiser quelques fortes personnalités à même d’impressionner tout le personnel, depuis leur chambre jusqu’au scialytique de la salle d’opération en passant par le trajet en brancard. Rien ne semblait devoir les ébranler. Il m’en revient au moins deux en mémoire… »
Marc-Antoine, sentant son auditoire au point, fit une pause. Il enfourna un bon morceau de brie accompagné d’un bout de pain. Il attendit de l’ingurgiter complètement pour ne pas rendre la suite confuse par des bruits de mastication. « Je m’en souviens d’un, poursuivit-il, qui avait manifestement des dons d’humoriste et d’imitation hors normes au point qu’il avait fallu -laborieusement- reprendre le contrôle de nous-mêmes. Mais celui qui m’avait le plus marqué, c’était un homme né touriste pour la vie entière et pour qui l’ablation de sa vésicule n’était qu’une étape de plus dans son itinéraire permanent, et non pas un épisode à part. Alors que nous le préparions, il nous avait dit que l’année dernière à la même époque, il avait fait Padirac avant d’enchaîner sur Rocamadour et ajouté que la lumière verticale du scialytique lui rappelait certaines parties de belote le soir à Belle Île. Intarissable, il nous raconta que ce fut à l’occasion de ses vacances à Carnac qu’il avait décidé, au moment du déjeuner tardif, de quitter Citroën pour Peugeot tout en dégustant une assiette d’huîtres, des plates alors que sa femme préférait les creuses. Mais déjà l’anesthésiste poussait sur le piston de la seringue et la suite prometteuse fut dissoute et même figée par le penthotal. »
Marc-Antoine reprit derechef une part de fromage dont il déposa une couche sur un morceau de pain. Il fit descendre l’ensemble avec une gorgée de vin blanc, passa deux trois fois sa langue sur ses dents et reprit: « Mais le plus drôle, ce fut deux heures après lorsque notre patient se réveilla. Il était encore dans les limbes mais voulait à toute force reprendre le fil de son histoire en se mélangeant les pinceaux avec les mêmes sites, évoquant tour à tour les alignements de Carnour et le gouffre de Rodamanac, comme des choses à voir absolument avant de mourir. C’était là toute sa force. Il aurait fait la guerre qu’il n’aurait pas agi autrement, dans un esprit d’excursion. Pour lui la vie n’était qu’une longue échappée touristique, avec parfois des pannes, des crevaisons et des désillusions, mais aussi des points de vue, des panoramas à photographier et des étapes gourmandes ».
Marc-Antoine se souvenait donc avoir retenu cette recette consistant à ne jamais cesser d’être ce que l’on est, quelle que soit la situation. Avant d’admettre, tout en achevant le fromage, que lui-même, malgré sa longue expérience de chirurgien, appréhendait la perspective d’un passage au bloc. Mais il y a ainsi des personnalités inaltérables devait-il conclure en substance, à même d’affronter la jungle la plus sauvage avec la même légèreté qu’une sortie au bois de Meudon. Des gens pour lesquels les jaguars ne sont jamais que des gros chats et une salle d’opération, tout juste une de ces curiosités à ne pas manquer avec un signalement approprié dans la catégorie « bonnes tables ».
PHB
Bravo!
Formidable !
du grand Philippe Bonnet, bravo, ça mériterait une lecture à haute voix devant auditoire,
bien à toi
CD
Excellente micronouvelle !
Le brie, quelle inspiration!
Me voici légère et amusée de la perspective de mon intervention chirurgicale demain !
Presque impatiente alors que j’avais les trouilles il y a quelques minutes encore !
Merci cher Monsieur,
Vous lire est toujours délicieux
Encore un régal ! Merci Philippe Bonnet.
Brillant! Et…savoureux.
Bravo Mr Writer