Georges Lavaudant monte aujourd’hui pour la troisième fois “Le Roi Lear”. “Pièce monde” par excellence, selon les propres termes du metteur en scène, en cela qu’elle semble contenir le monde entier entre ses lignes, par la grande variété des thèmes qu’elle aborde, il semble, par conséquent, impossible de ne pas y revenir. Pour porter une pièce d’une telle dimension, rendre la richesse d’une telle écriture, il faut bien évidemment une traduction à la hauteur du texte original et des interprètes d’une belle trempe. C’est ici le cas. Jacques Weber, dans le rôle-titre, est tout simplement époustouflant. Un acteur monstre pour une pièce monde. Comédien au sommet de son art, il nous livre ici une de ces interprétations qui font date et donnent à ce moment de théâtre une rare grandeur.
De quoi parle au juste “Le Roi Lear”, cette pièce écrite par le grand Will aux alentours de 1606 ? L’histoire, riche en péripéties, est particulièrement complexe puisqu’il s’agit, en réalité, de deux intrigues qui courent en parallèle et finissent par se rejoindre. D’un côté, un vieux roi souhaitant se retirer prend la décision de léguer son royaume à ses trois filles : Goneril mariée à Albany, Régane épouse de Cornouailles et Cordélia, la plus jeune, sa préférée, courtisée par le duc de Bourgogne et le roi de France. Afin de sceller ce partage, il exige de chacune une déclaration d’amour. Tandis que les deux premières n’hésitent pas à se répandre en flatteries pour obtenir leur part du royaume, la troisième joue la carte de la sincérité et avoue être prête à aimer tout autant son futur époux que son géniteur. La loyauté de la jeune fille provoque la fureur du père qui la chasse et la déshérite. Le partage s’effectue donc entre Goneril et Régane, chez lesquelles le roi ira vivre alternativement. Le comte de Kent, indigné par cette décision injuste, tente de faire entendre raison au souverain. En vain. Ce dernier le bannit à son tour. Cordélia, privée désormais de sa dot, voit le duc de Bourgogne renoncer à ses vues tandis que le roi de France, ému par tant de vertu, décide de l’épouser.
Parallèlement se déroule au château du comte de Gloucester une seconde intrigue quelque peu similaire. Gloucester compte dans sa descendance un héritier légitime, Edgar, et un fils illégitime, Edmond. Ce dernier, afin de gagner l’héritage auquel son statut de bâtard ne lui donne pas droit, monte son père contre son frère, lui faisant accroire que celui-ci souhaite attenter à sa vie. Gloucester, fou furieux, exige la mort du supposé félon. L’honnête Edgar, pour échapper au courroux du comte, se voit contraint de fuir. Sous l’apparence d’un mendiant, il part se réfugier dans la lande.
Dans le même temps, Kent, décidé à protéger le roi contre les conséquences de sa folie, s’est fait engager par ce dernier sous l’apparence d’un serviteur. Le vieux souverain, chassé successivement par ses deux filles qui font toutes deux preuve d’ingratitude à son encontre, n’a plus d’endroit où aller. Entouré de son fidèle bouffon et de Kent qu’il n’a pas reconnu, et pris d’une douce démence, il se retrouve lui aussi à errer dans la lande. Gloucester, parti à la recherche du roi pour lui venir en aide, les y retrouve.
Le royaume de Lear n’ayant rien à envier à celui d’Hamlet, les perfidies et trahisons en tout genre se poursuivent jusqu’à joncher la scène de cadavres. La pièce se termine dans une désolation absolue, seuls Albany, Kent, Edgar et le bouffon du roi ayant réchappé à ce désastre. Cette tragédie, où les faits s’enchaînent à un rythme effréné, s’avère d’une richesse incroyable tant par les sujets qu’elle aborde que l’évolution des événements et de ses personnages. Égarement des puissants, ambition, trahison, amour filial, bâtardise, vieillesse, démence, loyauté… Les thèmes se succèdent, se répondent et s’entrecroisent. “Lear est une pièce sur la démesure, sur l’excès, tous les personnages débordent d’eux-mêmes. (…) Ils pénètrent des territoires inconnus pour eux et ils seront menés au drame et à la mort.” constate Georges Lavaudant.
Véritable voyage au cœur des passions humaines, la pièce ouvre sur d’immenses horizons. En nous parlant de la noirceur du monde, de la folie des hommes, mais aussi de leur sagesse, sa portée s’avère aussi universelle qu’intemporelle. Colère et aveuglement des pères là où les mères sont absentes, ingratitude et trahison des enfants récompensés, fidélité de ceux qui sont rejetés… L’humanité se trouve dans un grand désordre et il y a de quoi devenir fou. Et, en effet, “Le Roi Lear” pourrait se résumer à une histoire de folie et de sagesse. Shakespeare sonde ici les profondeurs de la folie sous toutes ses formes. Fou le père qui maudit sa fille aimante. Fou celui qui réclame la mort de son honnête fils. Fou d’orgueil le monarque qui exige des déclarations d’amour insensées. Fou d’ambition le fils qui livre son père à ses ennemis pour qu’ils le supplicient. Fous et aveugles sont les puissants qui exercent leur autorité sans discernement, nous dit Shakespeare. La sagesse et la lucidité ne leur viennent que sur le tard, après bien des épreuves, lorsque Lear sombre dans la démence et le chagrin, et Gloucester dans la nuit que lui inflige la perte de ses yeux. La clairvoyance vient avec le désespoir. “Oui, c’est en chutant qu’ils se redressent, et découvrent la réalité du monde sans les oripeaux du mensonge et de la flatterie. Mais lorsqu’ils s’en rendent compte, il est déjà trop tard” constate Georges Lavaudant. A côté de ces fous-là, Edgar qui se fait passer pour tel et le bouffon du roi possèdent la sagesse des philosophes.
Pour faire entendre cette poignante tragédie, le metteur en scène a opté pour un spectacle dépouillé et sobre au centre duquel le texte est tout. Une scénographie a minima avec un plateau quasi nu, des lumières d’une splendide froideur, des costumes sombres et effacés (à l’exception de l’éclatante robe blanche de Cordélia et de la tunique de Lear divaguant, comme autant de symboles de pureté) ne sont là que pour servir le texte. Pas de mise en scène ostentatoire.
Saluons ici, comme elle le mérite, la remarquable traduction de Daniel Loayza qui a su rendre toute la richesse de la langue de Shakespeare, avec ses différents niveaux d’écriture, en l’adaptant à nos oreilles contemporaines. Le texte est un régal. Et pour dire ce texte, une distribution de haut vol avec, à sa tête, Jacques Weber. L’acteur que l’on découvre soudain septuagénaire est prodigieux. Il a la carrure et la démesure toutes shakespeariennes d’un Orson Welles, l’entêtement d’un Othello, la folie d’un Macbeth et l’exubérance d’un Falstaff. Lear est tout aussi haïssable que touchant et Weber donne forme avec maestria à ce personnage d’une belle complexité, qui ne cesse d’évoluer tout au long des événements. La distribution, dans sa plus grande majorité, est à l’unisson : François Marthouret, remarquable alter ego de Lear dans le rôle de Gloucester, Babacar M’Baye Fall, merveilleux Kent, Manuel Le Lièvre et Thibault Vinçon, formidables fous pleins de sagesse… Tout se passe incroyablement vite dans “Le Roi Lear” et la virtuosité du metteur en scène et de ses interprètes est d’avoir su respecter ce tempo : ne jamais relâcher le rythme et restituer avec clarté ce périlleux récit. Un spectacle dont l’on ressort avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose de beau, de s’être pris une véritable claque artistique. Du grand art !
Isabelle Fauvel
Cette tragédie est tellement touffue que l’on s’y perd un peu quelquefois. En fait, ce n’est pas Edmund qui se fait passer pour fou, mais son frère Poor Tom me dit un ami spécialiste à qui j’ai fait suivre votre bel article.
Vous avez raison de dire que c’est « un voyage au coeur des passions humaines » et vu ce qui a été vécu par humanité depuis lors, on peut affirmer que cette oeuvre est (hélas) toujours d’actualité!
Merci, c’est corrigé. Ma plume avait fourché. Bonne journée.