Portrait d’Amos Oz en clair obscur

«Ne fais pas une hagiographie», demande au téléphone Amos Oz à son amie et biographe Nurith Gertz. La voix est un peu cassée, mais le ton demeure ferme. Il poursuit : «N’écris pas seulement les bons côtés… Écris que c’était un homme avide d’honneurs. Écris que cet homme était une mascarade ambulante. Écris tout, mais pas un panégyrique ni une ode à l’amour. Écris ce que toi seule et personne d’autre ne peut écrire.» Étrange, rare et bouleversante injonction d’un grand écrivain faite au téléphone un an avant sa mort survenue le 28 décembre 2018 des suites d’un cancer. C’est ainsi que débute le portrait du cinéaste israélien Yair Kedar consacré en 2020 au plus célèbre écrivain en langue hébraïque, co-produit par Arte et diffusé le 20 octobre dernier (et jusqu’en 2024). Cette conversation téléphonique avec l’amie et biographe va structurer le documentaire, on y revient régulièrement, avec à l’image une large fenêtre donnant sur une rue tranquille ombragée d’arbres où passent quelques piétons, cyclistes, promeneurs. C’est «La quatrième fenêtre» qui donne son titre à l’œuvre, et nous allons en découvrir peu à peu la signification.

Une courte vidéo nous montre alors l’écrivain né à Jérusalem en 1939 devant la maison en ruines de son enfance, dans le quartier pauvre de Kerem Avraham. Nous avons la surprise de le découvrir vers la quarantaine, alors que nous sommes habitués à son visage d’homme «avide d’honneurs» aux cheveux gris-blanc courts, si familier sur le petit écran. Le voilà justement avec ce visage-là aux yeux si bleus, répondant à la question qu’on a dû lui poser mille fois, la question au centre de sa vie et de son œuvre : «Comment avez-vous appris le suicide de votre mère ?». Il répond bizarrement qu’on ne lui a presque rien dit, «qu’on me protégeait, tout comme on ne prononçait pas devant moi le mot étalon» (sic).
Il nous en dit un plus peu ensuite : deux ans et demi après ce suicide survenu alors qu’il avait douze ans, il s’est rebellé contre son père, a changé son nom de Klausner (si Europe centrale) en «Oz», qui veut dire force en hébreu, et il a rejoint le kibboutz Houlda, rêvant de devenir un de ces pionniers aux bras musclés conduisant un tracteur. Mais il doit d’abord finir sa scolarité. Évoquant ces temps-là au téléphone avec Nurith, la blonde amie biographe, il s’en souvient comme de ces «années horribles» où il a «vécu à la rue», ses chaussettes et ses chaussures trouées parce que son père ne lui envoyait pas d’argent. À ce moment-là, à sa façon de prononcer «ces années horribles», on comprend qu’il s’agit d’un homme à la sensibilité exacerbée qui ne peut rien oublier. N’a-t-il pas déclaré peu avant qu’on devient écrivain «à cause d’une blessure» ?

Une femme plantureuse d’un certain âge à l’allure bourgeoise, avec grand collier bleu et étole vaporeuse, sa femme Nili, rencontrée à Houlda, évoque le jeune homme pâle et maigrichon d’alors, mais si différent des autres et si beau, comme en témoignent les photos de leur mariage à vingt ans. Son désir d’écriture est mal accueilli, il doit se cacher la nuit comme pour s’adonner à un plaisir honteux, mais tombant sur le livre de Sherwood Anderson «Winesburg, Ohio», il comprend enfin qu’il n’a pas besoin de parcourir le monde pour devenir écrivain, et que «l’endroit où je me trouve est toujours le centre du monde». L’écrivain publie son premier livre en 1965, «Les terres du chacal», suite de nouvelles âpres situées au kibboutz. Viennent ensuite deux années essentielles à son destin et à sa double personnalité. La guerre éclair des Six Jours de 1967 révèle l’homme engagé, qui s’exprime presque immédiatement par ses articles et ses interventions. Le cheveu brun, le regard et le débit fiévreux, il s’adresse à la foule d’une voix forte :
«Certains prétendent qu’il faut chasser les Arabes ou les convertir. Nul ne peut considérer ce pays comme unifié. Il ne l’est pas. Deux nations y cohabitent.» Il ne quittera plus ce rôle de prophète laïc, malgré ses multiples ambiguïtés.

L’année suivante, son troisième livre, «Mon Michaël», le propulse star mondiale. Le New York Times écrit : «An Israeli Madame Bovary». Il est photographié avec Jane Fonda ou Barbara Streisand, et passera un an invité à Oxford University. Ceux qui connaissent son œuvre savent que ce roman précède de trente ans son chef d’œuvre, «Une histoire d’amour et de ténèbres», où il recrée le suicide de sa mère dans son contexte le plus large. Dans «Mon Michaël», déjà, il donne la parole à une jeune femme désemparée dans cette Jérusalem des années 60 où tout est rudimentaire, devenant de plus en plus étrangère à son mari, à son enfant, à sa vie très petite bourgeoise. De nombreux amis auteurs israéliens nous disent combien ils admirent son extraordinaire talent d’écrivain, Edgar Keret, de la génération suivante, louant «le rythme de sa phrase et son équilibre narratif».

Mais dès la trente-deuxième minute vient le coup de théâtre. Des pages d’un livre en hébreu s’inscrivent à l’écran, le livre de sa fille cadette Galia, publié un an après sa mort : «Il me traînait à travers la maison et me jetait sur le palier comme si j’étais une ordure.» Le titre : «Quelque chose qui se déguise en amour». Une déflagration mondiale. Bien avant cette publication posthume, les dernières années de l’écrivain ont été hantées par ce conflit irréductible. Écoutons sa voix rauque mais ferme en parler une fois de plus avec Nurith, tandis que défilent des images de l’homme «avide d’honneurs» au regard si profondément triste. L’écrivain et prophète de la paix adulé a reproduit la tragédie familiale de son enfance, la famille déchirée par le suicide de sa mère est devenue la famille déchirée par le conflit entre le père et la fille. Pourtant, tout à la fin, un an avant sa mort, nous voilà revenus devant la quatrième fenêtre, la caméra s’élève vers le ciel, et la voix d’Amos Oz ose quelques paroles d’espoir, des paroles de poète.

 

Lise Bloch-Morhange

 

«Amos Oz, la quatrième fenêtre», documentaire de Yair Qedar (Isr., 2020, 58 minutes). Sur Arte.tv jusqu’au 15 juillet 2024

Crédit photo ouverture: ©Dan Hadani/archive
Crédit double photo: ©LBM
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Une réponse à Portrait d’Amos Oz en clair obscur

  1. Krys dit :

    Mazeltov à Nurith Gertz pour ce portrait sensible et honnête d’un des plus grands écrivains israéliens du XX° siècle. Il s’agit en effet d’une très belle évocation de la vie et de l’oeuvre d’Amos Oz, avec ses lumières et ses ténèbres. Toda Raba à madame Bloch-Morhange pour tous ses conseils culturels avisés et rafraichissants. Un documentaire inoubliable!

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