Tandis que le porte-plume a quasiment disparu, que le stylo-encre fait de la résistance, il est plaisant de constater que le tampon, celui qui faisait la joie et le pouvoir des fonctionnaires zélés, est en pleine forme. On peut s’en procurer pour pas cher des tout faits, avec des mentions comme « urgent », « approuvé », « refusé » « duplicata ». Ceux qui se souviennent de leurs trois jours afin de valider ou non leur aptitude à faire leur service militaire, songent encore avec émotion à la formule « exempté » qui les renvoyait alors dans leurs foyers avec un net sentiment de soulagement. Il est également possible de s’en procurer à la demande avec des inscriptions ou motifs personnalisés, les magasins de fournitures de bureaux ne sont pas regardants tant qu’on passe à la caisse. Ainsi le tampon signifiant par exemple « je t’aime » ou « je te hais » a quelque chose de tout à fait officiel avec une dimension quelque peu notariale qui en impose, faisant agréablement valoir et faire valoir ce que de droit.
Il est quelque chose d’important, confessons-le, qui avait tout à fait échappé à la sagacité variable de l’actuelle rédaction des Soirées de Paris. Lors de la rétrospective Fernand Léger en 2017 au Centre Pompidou-Metz (1) une pièce remarquable figurait sinon aux cimaises du musée au moins dans l’album édité pour l’occasion. En effet, un jour de 1914 qu’il devait tuer le temps au sein de la rédaction des Soirées boulevard Raspail, Fernand Léger s’est emparé des tampons qui traînaient sur un bureau et, sur une feuille à en-tête de la revue, il laissa libre-cours à la joie enfantine du tamponnage effréné. « Service », « Échange », « Payé comptant », « Specimen », toutes ces mentions ont alors servi à la composition d’une nature morte originale. Laquelle de format 27,9 x 21,6 cm a été acquise par le Centre Pompidou en 1986. L’œuvre faisait partie de la collection Guillaume Apollinaire. Comme l’écrit fort justement Christian Briend dans l’album de l’exposition, « cette œuvre expérimentale traduit surtout l’attrait que présentait pour lui le déplacement d’un outil trivialement administratif dans le champ de l’art ». À noter que le tout dernier numéro des Soirées de Paris, en juillet 1914, publiera quatre réalisations de Fernand Léger, le talent de cet ami de Cendrars n’ayant pas échappé à l’œil affûté de Apollinaire. La nature morte aux tampons est visible sur le site Internet du Centre Pompidou (2). Elle méritait bien un coup de tampon « à faire » suivi d’un « en cours » et puis d’un « c’est fait ».
Ce qui nous amène à évoquer un drôle d’artisan parisien, qui tient boutique près du cimetière du Père Lachaise , »Le Tampographe Sardon » (3). Celui qui se présente comme un « authentique névrosé » de la capitale (nous sommes si nombreux à être atteints) a eu un jour la cocasse idée de graver sur des tampons, tout un répertoire d’injures trotskistes. Dans un coffret offert il y a quelques années à l’auteur de ces lignes par une tierce personne, on y découvre l’inévitable « Suppôt de l’impérialisme nord-américain », l’évident « Parlementariste putride », le « Social-traître » de rigueur, le bien aimable « Larbin servile du patron » et enfin le vigoureux « Bureaucrate capitulard dégénéré ».
Bureaucrate, c’est bien de cela qu’il s’agit. Le fonctionnaire de base, le comptable, l’agent administratif, le chef de service, ont de tout temps disposé dans le tiroir gauche ou droite de leur bureau, de toute une panoplie de tampons à usage varié. C’est ainsi, avec l’indispensable encreur, dit tampon-encreur, que l’employé assermenté pouvait non d’un trait de plume mais bien d’un coup de tampon ajusté, orienter ou réorienter le cours des choses. Parfois il ne s’agit que d’une date faisant foi, comme celle figurant sur nos cartes d’électeurs, preuve qu’il reste encore quelque chose de la démocratie, malgré les abstentionnistes qui bien entendu s’en tamponnent.
PHB
(1) Relire l’expo du Centre Pompidou-Metz
(2) Découvrir la « Nature morte » de Léger aux Soirées de Paris
(3) Découvrir « Le tampographe Sardon »
Et les tampons de la maternelle ? Poule, lapin, étoile….
On peut aussi mentionner Arman qui, parmi toutes ses accumulations, n’oublia pas les tampons. Dans l’une d’elle, baptisée de façon judicieuse (?) « Le Sénat » de 1962, les tampons sont logés dans une caisse vitrée avec seule la poignée visible. On ne voit donc pas la partie la plus utile des tampons, mais semble suggérer la vacuité de ceux-ci. Il fit aussi, à l’imitation de Léger, de nombreux tableaux couverts de tamponnages, tel « Cachet, Œil de tigres » de 1959, et bien d’autres. Voir : http://www.arman-studio.com/catalogues/catalogue_cachet/arman_cachets_index-inside.html
Bonne journée.