Le reportage de guerre aux sources

À partir du mois d’octobre 1853, sur les bords de la Mer Noire, les armes s’apprêtent à sortir des râteliers. Un conflit oppose la Russie impériale de Nicolas 1er à la Turquie Ottomane. Les premiers christianiseraient bien le secteur jusqu’à Constantinople, les seconds ne sont pas d’accord. La Crimée est russe depuis peu alors que cela faisait un long moment que les Ottomans l’occupaient. Pour des raisons stratégiques, la France de Napoléon III expédiera pas moins de 300.000 hommes à environ 2500 kilomètres de la Tour Eiffel. Les Anglais n’engageront que 25.000 hommes et les Turcs 7000. Aux aléas de cette guerre féroce, s’ajouteront des épidémies fatales comme le choléra. La France laissera sur le champ de bataille 90.000 de ses soldats. Ce qui est tout à fait nouveau pour l’époque, c’est que trente ans seulement après l’invention de la photographie, une maison d’édition anglaise dépêchera un photographe avec pour mission de couvrir l’événement. Roger Fenton (1819-1869) effectuera dans des conditions particulièrement difficiles l’un des tout premiers reportages de guerre de l’histoire. Cette conjonction va donner lieu dès le 13 novembre à une exposition qui s’annonce prometteuse au Château de Chantilly (Oise).

Les photographies de Roger Fenton nous transportent bien loin dans l’espace et le temps tel ce cliché (ci-dessus) représentant un conseil de guerre le matin de la prise du
Mamelon Vert, le 7 juin 1855. Au départ il était peintre tout comme son coreligionnaire Gustave Le Gray qu’il rencontre à Paris dans l’atelier de Paul Delaroche. Sous la plume brillante de la conservatrice Nicole Garnier, il nous est expliqué dans le dossier de présentation, entre mille autres aspects captivants, que ce Delaroche aurait dit en substance à Fenton que la photographie venait de tuer la peinture. Premier secrétaire de la Royal Photographic Society, Fenton va donc  pratiquer ce nouveau métier durant dix ans, y compris en Crimée.

En ce début de la seconde moitié du 19e siècle, les procédés sont encore très lourds, il faut des plaques de verre, connaître les procédés chimiques et surtout composer avec des temps de pose très longs, lesquels interdisent de fixer des scènes à l’arraché. Sauf pour les paysages, il y a donc lieu d’avoir recours à des mises en scènes ou des reconstitutions. Une image qui par exemple, montre une infirmière approchant un pansement du visage d’un blessé, implique l’organisation d’une disposition préméditée, avec une cantinière recrutée pour jouer le rôle. C’est mieux que la peinture des siècles précédents pour approcher la vérité, mais impossible d’obtenir une scène instantanée comme cela viendra plus tard. D’autre part, la nature de la commande interdisait de fixer quelque atrocité que ce fût. Les autorités anglaises et françaises, jouant sur l’aspect a priori incontestable de la photographie, voulaient montrer à une opinion rétive, les images d’une guerre propre. Les panoramas, au demeurant fascinants en ce qu’ils nous emmènent si loin dans l’histoire, sont lointains, l’on ne distingue rien qui pourrait heurter la vue.

Le travail de Fenton est malgré tout une épopée professionnelle. D’un camion à chevaux destiné à transporter du vin, il en a fait un laboratoire ambulant, si visible au demeurant qu’il essuiera des tirs ennemis. Avant d’arriver en Crimée en tel équipage, il passe par Gibraltar et Malte, avec ses sept cents plaques de verre, cinq chambres photographiques et ses produits chimiques. Trente-six caisses en tout, nous est-il détaillé. Pour obtenir au moins trois cent soixante clichés publiés, Fenton va vivre un petit enfer, celui de la guerre bien sûr mais aussi les aspects logistiques, pour le moins acrobatiques. Au fur et à mesure de l’accomplissement de son travail, il se lie aussi d’amitié avec des officiers et doit même en enterrer trois. Il rentrera sain et sauf (mais malade et dépressif) au bout de trois mois et le Duc d’Aumale, qui léguera son château de Chantilly et ses collections à l’Institut de France, lui achètera par souscription 45 épreuves.

Cette exposition à venir est à inscrire dans nos agendas.  Non pas seulement parce qu’elle s’annonce réussie mais aussi parce qu’elle offre de quoi méditer sur le reportage de guerre (ci-contre le correspondant du Times par Fenton) autant qu’elle nous rappelle incidemment comment une petite vietnamienne le dos brûlé par le napalm avait pour le moins troublé l’opinion américaine en son temps. Et en quoi les périls traversés par ceux qui se rendent sur les « théâtres d’opération » contribuent à l’établissement (ou au rétablissement) de certaines réalités. Les techniques ont certes évolué, la transmission d’images ne prend plus que quelques secondes, mais le danger reste immuable.

PHB

 

« Aux origines du reportage de guerre, le photographe anglais Roger Fenton
et la guerre de Crimée » château de chantilly, du 13 novembre 2021 au 27 février 2022

Photos (1): Le Conseil de Guerre tenu le matin de la prise du Mamelon Vert : Lord Raglan, Omer Pacha, Général Pelissier, 8 juin 1855/© Chantilly, musée Condé
(2) William Howard Russell Esq. (1820-1907), correspondant de guerre du Times © Chantilly, musée Condé

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