Il n’est pas toujours simple de dénicher un roman original. « Double vitrage » fait exception à la règle. Il raconte l’histoire d’une femme de 78 ans qui se laisse séduire par un homme plus jeune de trois ans. Elle est veuve, lui est divorcé. Ensemble ils tentent une approche ultime dont la fin est logiquement inscrite à brève échéance. L’action se déroule en Islande ce qui donne au bout du compte un double dépaysement. D’abord parce que les histoires de vieux humains évoquent un monde de pensées agréablement périmées et d’autre part parce que l’Islande, brumeuse et volcanique, nous propose son décor si singulier. Néanmoins, disons tout de suite que si cette romance avait pris racine en France, cela n’aurait rien enlevé aux qualités de ce mince ouvrage tout en nuances. « Double vitrage » est sorti en 2015, mais sa traduction n’a fait l’objet que cette année d’une publication aux éditions Bleu et Jaune.
Comme tous les Islandais l’auteur a un nom bien rude à prononcer sous nos latitudes. Halldóra Thoroddsen est décrite par l’éditeur comme un écrivain prolifique produisant outre ses romans, des nouvelles, des micro-nouvelles et de la poésie. C’est sans doute le goût et la pratique de la poésie d’ailleurs qui lui a fait insérer de plaisants intertitres. Comme lorsqu’elle écrit entre deux paragraphes: « Il neige sur le couple qui continue de s’embrasser. » Car elle continue d’observer le monde à travers le double vitrage de son appartement, avec la distance qui sied aux remisés. « De l’autre côté de la fenêtre, glisse encore l’auteur, des voyageurs peinent à trouver la rue Austurstrœti sur leur carte du monde ». Nous passons ainsi notre vie à tenter de nous orienter et lorsque l’âge vient, cela s’aggrave.
Son héroïne vit donc seule. Elle fait partie d’un club de seniors comme l’on dit de nos jours avec pudeur. De temps à autre elle descend boire un verre de gin au pub. Elle refuse, comme lui conseillent ses filles, de s’habiller d’un simple survêtement de sport qu’il n’y aurait plus qu’à balancer dans le tambour de la machine à laver. Elle a choisi de continuer de s’habiller avec soin. Elle occupe ses journées comme tous les gens sans emploi et plus encore comme ceux qui se laissent tout bonnement glisser, faute d’être utiles. C’est l’apesanteur propre aux pensionnés du dernier quart.
Et puis il y a cette rencontre avec Sverrir, chirurgien retraité. Ils se flairent, échangent un bilan de santé. Des deux côtés, le métabolisme, les muscles et le squelette ne sont plus au top mais ils en conviennent, font avec, prêts à se rapprocher davantage. « Toujours la même histoire », pense l’héroïne dont on ignore le prénom, en estimant que tomber amoureuse à son âge n’est pas loin de correspondre « à un soin palliatif de misère ». Qu’est-ce que Sverrir peut bien voir en elle, poursuit-elle, avec une lucidité cruelle, car elle voit son propre corps comme un « nid abandonné », incapable de susciter le désir. Elle pense que la vieillesse ne doit pas « nourrir un feu ardent », mais « entretenir les braises ». La vie qui rougeoie sous la cendre et que sa fragile continuité inquiète.
Ici le pessimisme est pragmatique, réaliste, mâtiné d’un esthétisme narratif. Halldóra Thoroddsen dépeint un personnage qui sait entretenir les petits bonheurs de la vie mais ne veut pas jouer les vaillants ancêtres se vantant d’être toujours en forme. L’auteur tisse malgré ce substrat précaire une belle histoire d’amour, tout à la fois une ébauche et une fin. De surcroît, l’annuaire de la dame perd ses noms un à un. Et elle se dit avec ce brin d’humour propre à la profession de vieux, qu’elle va bien finir par enterrer tout son club, cette confrérie à cheveux blancs qui tente de se tenir chaud. De fait, « Double vitrage » serait presque un roman noir s’il n’était si joliment écrit, y compris à travers le prisme de la traduction. Cette histoire n’est pas sans évoquer le film « Deux » de Filippo Meneghetti avec Barbara Sukowa et Martine Chevallier, sorti en 2018. Où il était question d’un couple de femmes mûres, touché de plein fouet par un accident de santé. Dans « Double vitrage », le péril est permanent et comme prévu, il intervient. D’où la nécessité, quand l’occasion se présente, de vivre encore une fois toutes affaires cessantes, un dernier échange avant le grand saut. « Encore un instant je vous prie Monsieur le Bourreau » avait dit fort à propos Madame du Barry avant de poser son cou sur le billot. Ce livre s’emploie à prendre la fatalité à revers. Il est la vie -l’amour- jusqu’au bout.
PHB
Très jolie critique. Cela donne presque envie d’être vieux. Tiens d’ailleurs, ça tombe bien…