Lorsque les petits poissons de rivière moucheronnent à fleur d’eau, le brochet lui, les surveille depuis le fond, grâce à ses yeux haut perchés. Carnassier, vorace, il opère sa razzia et doit enchaîner sur une lente digestion avec des bulles en guise de sons. Une fois plein, empli comme une jarre, ce n’est donc pas la peine de chercher à le faire venir avec un appât artificiel, un leurre savant ou même un vif bien frais. On pourra dès lors se rabattre sur des quenelles et si elles sont si bonnes c’est parce que justement, manger du brochet, c’est aussi l’assurance de profiter de ses repas à lui. La sauce Nantua vient (ou plutôt venait) parfaire l’ensemble. Admettons que l’on préfère l’hameçonner sans plus de manières, il faut savoir que c’est permis depuis deux décrets de Colbert, lesquels ont officialisé en 1668 et 1670 que le produit de la pêche appartient aux pêcheurs. C’est le retour aux origines de l’homme, puisant ses besoins dans la nature, en pure franchise de TVA. Ce qui nous amène à découvrir le « Guide du pêcheur », publié en 1928 chez Flammarion.
Le monde de la pêche est assez fascinant. Ceux qui la pratiquent sur le bord d’une rivière ou sur un canot au milieu d’un étang, sont d’étranges personnes ayant visiblement choisi de tourner le dos à la civilisation et aux lubies interchangeables de leurs contemporains. Ils sont presque invisibles. Immobiles, ils se fondent dans le paysage, le regard fixé sur le bouchon ou carrément dans le vague, attendant qu’une petite secousse leur rappelle ce pourquoi ils sont assis depuis le matin. La pêche est une excuse formidable, un alibi imparable, pour glander une journée entière tout en tétant de temps à autre la bouteille de vin blanc qui rafraîchit dans l’eau. Les pratiquants de la gaule sont des marginaux paisibles quoique assez susceptibles si l’on vient troubler leur tranquillité. On en voit y compris sur les bords de Seine, insensibles au chahut ambiant. Ils savent en l’occurrence, profiter de ce monde toujours sauvage, échappant avec maestria à la domestication d’une ville qui voudrait mettre tout le monde au vélo. La faune garnie de nageoires s’en moque et fraye même sans ce soucier des genres attribués (désormais avec suspicion) par notre langue. On dit un spirlin ou une ablette, une vandoise ou un chevesne. Ce que pourraient confirmer les pêcheurs s’ils n’étaient pas de si grands taiseux. Car sous l’eau et même de part et d’autre d’une canne à pêche, c’est bien le monde du silence qui prévaut.
L’auteur de ce livre est comme les poissons qu’il évoque, sans prénom. Une rapide recherche sur Internet montre que ce Ryvez a toujours signé ses livres Ryvez. Son truc à lui c’est la pêche, rien que la pêche et jamais il ne tire quelque leçon que ce soit de ses prises et de ses non-prises. Il ne déduit en effet ni précepte domestique, ni conclusion universelle, ni application politique, à partir des oscillations de son flotteur anglais ou des caprices de son moulinet. Pas plus qu’il ne fait montre du moindre humour quand il explique que la perche a coutume de mordre « à la dandinette ou à la branlette » au contraire de la grémille qui préfère se laisser prendre sans plus plus de façons au ver de vase. De la lecture de son livre qui ne vise qu’à déplier les gaules, il ressort que la pêche est un monde absolu, sans interférences et sans compromis.
C’est peut-être pour cette raison que ce guide se révèle plaisant à parcourir comme c’est le cas sans doute de tous ces ouvrages exclusifs où il n’est question que de la pratique de la marine à voile, du jeu de dames ou encore de philatélie. C’est là tout l’aspect passionnel du hobby et aussi tout son avantage dans la mesure où il rend son adepte étanche à tout ce qui est étranger à son domaine. Le contemplatif muni de sa canne qui nous occupe, ne s’intéresse qu’à la perche, au chabot, au saumon, au gardon, au rotengle, à la tanche ou à la truite, cette dernière réclamant un peu plus de mouvement à qui veut l’attraper. Mais pas tant que l’anguille qui peut filer en eaux salées et surtout sortir de l’eau pour se faufiler entre les herbes. C’est l’un des rares cas où le pêcheur peut être amené à courir après sa proie.
À noter que le thème franchit parfois le sas des salles obscures. Si l’on veut bien se souvenir par exemple du « Déjeuner du quinze août » de Gianni Di Gregorio (et avec), film délicieux dans lequel à Rome, un homme un peu fauché sur les bords, s’en va chercher du poisson dans les eaux du Tibre. Ou encore, sorti également en 2009, « Les petits ruisseaux » de Pascal Rabaté, où l’on voit deux copains partager leur amitié et le vin local au bord des rivières angevines. Lorsque l’un des deux meurt brutalement, l’autre (Daniel Prévost) se retrouve en deuil d’une pratique qu’il ne concevait que dans l’amitié. Ce qui peut expliquer que le pêcheur, économe de son chagrin, est davantage un solitaire. On en dénombrait 1,5 million en 2017 sur le territoire français dont moins de 7% étaient des femmes. Il y a sûrement une raison psychologique à cela. Mais ce n’est pas le sujet du guide, lequel ne s’intéresse qu’aux organismes subaquatiques.
PHB
Bien bel et agréable article ! Délice tranquille que celui de s’y laisser porté tout du long par le courant !
Petite coquille, dans cet excellent article sur un plaisir solitaire : « dans la mesure où ».
Il faudrait bien votre talent pour exposer la curiosité de ce ù, qui agrémente nos claviers au bénéfice exclusif de ce petit adverbe ou pronom
Mais pas mordu à mon « s’y laisser porté »…
Merci à vous. PHB
« Rien ne calme les passions comme la pêche à la ligne; divertissement philosophique que les sots ont tourné en ridicule comme tout ce qu’ils n’ont pas compris… » Théophile Gautier.
Lire La pêche et les poissons de rivière du regretté Michel Duborgel ou son équivalent sur la mer c’est l’assurance la découverte d’une fine plume et d’une lecture sourire en bandoulière. Henri Limouzin avec sa musette à Matthieu vaut également le détour, et comment ne pas citer « Et au milieu coule une rivière » avec Brad Pitt et tiré du livre éponyme !
Merci pour cet article !
On peut pêcher à la carpe dans le bois de Boulogne. Mon fils en a pris des très grosses… Et je rappelle que c’est une pêche écolo puisque les pêcheurs font une photo de leur prise et puis la relâche avec affection…
Pour le cinéma : « L’Affaire Blaireau » d’Yves Robert d’après Alphonse Allais avec un young De Funès qui vaut largement Brad Pitt…
Et puis « Les enfants du Marais » de Jean Becker et le trop méconnu « Les âmes câlines » de Thomas Bardinet…
Pas besoin de passe sanitaire pour pêcher ! Le pêcheur est encore un homme libre. Dommage pour les poissons diront certains, tant mieux pour les pêcheurs déjà obligés d’avoir un permis…
Et les agents verbalisateurs veillent !