On peut se demander comment aurait réagi le philosophe disparu en 1995 en découvrant la BD qui vient de lui être consacrée sous le titre «On ne peut vivre qu’à Paris». Déjà il y a dix ans, un éditeur avait publié un curieux recueil présentant 32 aphorismes de Cioran traduits en… rébus (par Claude Balaré, chez Finitude). Cette fois, ce sont environ 80 aphorismes, dont un certain nombre d’inédits, qui se retrouvent transformés en phylactères dans de courtes bandes dessinées dont le seul personnage est Cioran lui-même. Le dessin est net, on n’est pas loin de la fameuse ligne claire de Hergé. Le philosophe roumain, grand marcheur, y déambule dans les lieux parisiens qu’il fréquentait régulièrement et que le dessinateur Patrice Reytier nous montre étonnamment déserts : le jardin du Luxembourg, les quais de la Seine, le cimetière du Père-Lachaise… Plus que de simples flâneries, il s’agit de déambulations méditatives d’où fusent des pensées tranchantes, des sentences qui refusent le développement ou, pire, l’exégèse.
Cioran, on le sait, est au XXe siècle le grand maître des aphorismes comme le furent, en leur temps, La Rochefoucauld ou Chamfort. En trois images et deux ou trois bulles, le moraliste au visage renfrogné témoigne de son inappétence congénitale à l’existence. «Quels tourments, jour après jour, pour être un peu plus que rien»… «La mort est la seule réussite à la portée de tout-un-chacun»… «Qu’est-ce qui m’empêche de me tuer en ce moment ? Rien… sinon ce rien»…
Le titre, «On ne peut vivre qu’à Paris», provient de réflexions de Cioran installé à Paris dès l’âge de 26 ans et qui, depuis, sauf à de rares exceptions, n’avait jamais quitté la capitale. Une ville qu’il considérait comme «l’endroit idéal pour rater sa vie» et «le seul endroit où il fasse bon désespérer». Si le penseur né en Transylvanie en 1911 n’a jamais demandé la nationalité française, il a en tout cas adopté avec passion la langue française. Le premier ouvrage directement écrit en français fut le «Précis de décomposition», chef-d’œuvre stylistique qui lui valut un prix, le seul qu’il ait jamais accepté.
Résumer sa pensée serait, comme toujours, la réduire, mais le simple titre de ses œuvres les plus connues suffit à la situer : «De l’inconvénient d’être né», «Syllogismes de l’amertume», «Sur les cimes du désespoir» ou encore «La tentation d’exister». Relativement importante, toute l’œuvre de Cioran pose la question : «Le néant ne vaut-il pas l’éternité ?»
Cioran qui signait E.M. (Emil Michel) en référence à l’écrivain britannique E.M. Forster, n’a jamais participé à la société du spectacle, et on ne connaît qu’une seule interview télévisée, réalisée par la Radio-télévision belge, en 1973. Cette absence médiatique ne l’empêcha pas d’avoir un nombre important de lecteurs, voire d’adeptes… et peut-être autant de détracteurs. Ces derniers lui reprochaient de ne pas être passé à l’acte plutôt que de passer son temps à dénoncer la vie, et finalement d’en vivre.
On connaît la formule «Je meurs de ne pas mourir» (Thérèse d’Avila). Ce n’est pas aussi simple chez Cioran dont on ne peut affirmer que «rien ne trouvait grâce à ses yeux» qu’à condition d’y rajouter un grand nombre de «sauf…». Au delà de son scepticisme chronique et ses dégoûts successifs, le moraliste manifestait notamment pour la musique un amour irrépressible. La BD illustre d’ailleurs son attrait pour cette activité humaine, l’une des rares à ne pas être considérée comme suspecte : «Une fois mort, ce qui me manquera le plus, c’est la musique» pense Cioran en se promenant au Père-Lachaise. «L’extase musicale rejoint l’extase mystique» disait encore l’écrivain qui vénérait l’œuvre de Bach, «la seule chose qui vous donne l’impression que l’univers n’est pas raté». Dans les «Syllogismes de l’amertume», on trouve cet aphorisme, devenu célèbre : «S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu».
S’il n’avait écrit que cette seule phrase, Cioran aurait déjà droit à toute notre reconnaissance.
Gérard Goutierre
«On ne peut vivre qu’à Paris»
Dessins de Patrice Reytier, préface de Sylvie Jaudeau
Bibliothèque Rivages, 12,90 euros
On lira avec profit : « Entretiens de Cioran » avec Sylvie Jaudeau (José Corti, 1990)
Photos faites à partir de l’album: GG
Malgré son pessimisme parfois déprimant, Cioran nous a laissé de magnifiques aphorismes et une étonnante maîtrise de la langue française, qui n’était pourtant pas sa langue maternelle : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela est rien d’autre », disait-il. On ne se lasse pas de savourer ses perles philosophiques décapantes, de « La vieillesse est l’autocritique de la nature » à « Les religions, comme les idéologies qui en ont hérité les vices, se réduisent à des croisades contre l’humour » en passant par « La clairvoyance est le seul vice qui rende libre – libre dans un désert », ou encore « Exister serait une entreprise totalement impraticable si on cessait d’accorder de l’importance à ce qui n’en n’a pas. » Sa citation sur Dieu et Bach reste un must, merci M. Goutierre de nous la rappeler.
On classerait bien le roumain taciturne parmi les Stoïques, sauf qu’il estimait que « la pire forme de despotisme est le système, en philosophie comme en tout. »
Alors Emile en B.D, pourquoi pas ?
Merci pour cette belle découverte.