Jean-Michel Alberola, 68 ans, est décidément un artiste inclassable. Depuis une trentaine d’années, il est l’auteur d’une œuvre protéiforme qui articule figuration, abstraction et art conceptuel. Peintures, sculptures, néons, films, livres d’artistes… sont les différentes facettes d’une production artistique dans laquelle il a su développer une mythologie toute personnelle. Avec humour et poésie, l’artiste mêle, de façon plus ou moins allusive, des questionnements politiques et sociaux à des références littéraires et artistiques. Au “roi de rien”, mystérieux portrait aux pieds nus décliné depuis une quinzaine d’années, se sont dernièrement ajoutés, de manière quelque peu détournée, les figures de Kafka (1883-1924) et de la reine Elisabeth II. “Le roi de rien, la reine d’Angleterre et les autres”, sa nouvelle exposition à découvrir actuellement à la Galerie Templon, à Paris, ne manque pas, là encore, de nous séduire et de nous interroger tout à la fois.
Le ton est donné dès l’entrée de l’exposition. “La question du pouvoir est la seule réponse” décrète une première œuvre de manière sibylline. Une lithographie de format vertical où, sur un fond noir tacheté de blanc, des lettres blanches d’imprimerie forment des mots dans une césure volontairement inhabituelle, faussement tronquée, obligeant le visiteur à un effort de lecture. Un point rouge, surmontant le “i” du mot “pouvoir”, se distingue de l’ensemble et attire délibérément notre regard sur le mot en question. Quel sens se cache derrière cette œuvre ? Qu’a voulu dire son auteur ? Si la signification de cette phrase nous semble quelque peu hermétique, elle est indéniablement à méditer… Cette notion de pouvoir, ou d’absence de pouvoir, est une des questions soulevées dans la nouvelle exposition de Jean-Michel Alberola pour qui la reine d’Angleterre ne possède, en réalité, pas plus de pouvoir que le “roi de rien”. D’où le titre.
La reine d’Angleterre est ainsi présente, avec beaucoup d’humour, à travers quatre tableaux monochromes (bleu, vert, jaune et rose), à la composition similaire, alignés les uns à côté des autres, et au centre desquels figure, dans une césure à quatre étages, l’inscription en lettres capitales “ELI. SAB. ETH .II.” Quatre formes identiques, quatre couleurs pour quatre tailleurs colorés, comme s’en explique dans un esprit bon enfant l’artiste qui reconnaît partager avec la souveraine un problème de couleurs : « En voyant les photographies de la reine d’Angleterre qui a toujours des tailleurs très très colorés pour qu’on la voit de loin, je me suis dit “Finalement la reine d’Angleterre, elle a exactement le même problème que moi, c’est-à-dire un problème de couleurs”. Parce que je me dis toujours “Qu’est-ce que je vais mettre comme couleur ? Est-ce que je mets un bleu, un rouge, un vert… ? ” Et la reine d’Angleterre, le soir, on lui amène une espèce de palette de couleurs, et puis on lui dit “Voilà”. “Ah ben tiens, je vais prendre le petit tailleur vert.” Elle a un problème de peintre, la reine d’Angleterre, entre autres, avec tous ses problèmes… C’est par là qu’elle affirme son rôle symbolique dans la société anglaise et dans le monde.” La couleur, si présente dans les toiles d’Alberola….
Plus loin, une peinture abstraite, composée de formes géométriques rectangulaires revêtues de grands aplats de couleurs (rose, bleu, gris, beige), donnant l’apparence d’un collage, nous énonce une autre sentence : “absolument nécessaire”. Oui l’art est absolument nécessaire nous dit l’artiste, comme en écho au poète Jean Cocteau qui déclarait: “Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi.” Une sentence qui, en ce mois de juin 2021, après des mois de culture “non essentielle”, réchauffe le cœur et l’esprit. L’écriture est, en effet, très présente dans l’œuvre d’Alberola. Mystérieux ou explicatifs, les mots habitent ses toiles. “Surface inconnue”, “NPI”, “tradition”, “la pensée de Chico Marx en 2020 !”, “l’érosion est aéroplane”… peut-on lire ici ou là, comme autant d’indices pour appréhender l’œuvre dont ils sont une partie intégrante.
On retrouve non sans déplaisir la série des “paupière supérieure / paupière inférieure” avec ici deux toiles figuratives dont une intitulée “La vision d’Arthur Rimbaud à Harar, 1889”. Sur un fond composé de grands aplats blanc, jaune, ocre et noir, se découpe dans un rectangle le dessin en noir et blanc d’une bâtisse avec, dans la partie supérieure, l’inscription en rouge “paupière supérieure” et, dans la partie inférieure, de manière strictement parallèle, “paupière inférieure”. Ce procédé permet de substituer notre œil à celui du poète et de nous approprier sa vision. Bel hommage ici à l’homme aux semelles de vent…
Autre référence littéraire : Kafka. Trois toiles représentent les maisons où Kafka a habité. L’architecture des bâtiments y est minutieusement dessinée. Sur chaque tableau, dans une élégante police de machine à écrire chère à Alberola, figure le nom de l’écrivain pragois. L’artiste semble avoir toujours été fasciné par l’architecture, comme l’attestent ses maquettes miniatures colorées que l’on retrouve régulièrement dans ses expositions et dont l’une, d’un beau jaune éclatant, est présente ici. Une inscription rend hommage au poète surréaliste belge Paul Nougé (1895-1967).
Cet accrochage est aussi empreint de nombreuses évocations musicales. Alberola a ainsi fixé sur des toiles, abstraites comme figuratives, la musique qu’il aime (les Rolling Stones, Bo Diddley, Bob Dylan, Thelonious Monk…). Titre, auteur, date de composition, durée du morceau et date à laquelle il a été écouté sont ainsi mentionnés dans une belle harmonie de couleurs rappelant quelque peu les compositions pop art d’Andy Warhol. Si ce parcours, où s’entremêlent fragments figuratifs, éléments abstraits, évocations littéraires et musicales, peut sembler, au premier coup d’œil, énigmatique, il se révèle, tout compte fait, éminemment personnel. La pensée de l’artiste y émane par fragments, comme l’affiche un grand mur peint, une sorte de résumé où Alberola énonce non sans ironie “Le seul état de mes pensées”. À voir !
Isabelle Fauvel
Exposition Jean-Michel Alberola “Le roi de rien, la reine d’Angleterre et les autres” jusqu’au 17 juillet à la Galerie Templon 30, rue Beaubourg 75003 Paris, du mardi au samedi de 10h à 19h
Encore un artiste bien trop fort pour moi ! Merde alors !
Merci Isabelle Fauvel,
c’était vous déjà, la petite église russe derrière les Buttes Chaumont ? (merveille )
J’avais noté Alberola chez Templon, et vous me donnez réellement envie d’y aller !
Mais après disette, c’est pléthore, et on ne sait plus où mettre nos pieds en priorité ..
si je vous disais que je reviens de Poitiers pour une expo « L’amour fou »au musée Sainte Croix … entre Man Ray, Kiki , Foujita, Eluard, Nush bien sûr, Dora Maar , Picasso,Anaïs Nin, Henri Miller,D’Annunzio, Romaine Brooks, Ida Rubinstein,Cocteau, Marais.. la tête me tourne ..