Sur un air de Joséphine Baker

Après des mois et des mois de fermeture, voici que la Comédie-Française peut enfin rouvrir ses portes au public. Ô joie ! Elle rouvre le Studio-Théâtre avec une pièce d’un des auteurs contemporains les plus joués en France et devenu, après sa mort, un classique du XXème siècle : Jean-Luc Lagarce (1957-1995). Double joie. Moins connue sans doute que ses pièces les plus souvent à l’affiche (1), “Music-hall” (1988) est une sorte de “monologue à trois voix” au cours duquel une chanteuse sans âge, accompagnée de ses fidèles compagnons de tournée, revient sur sa vie d’artiste de cabaret. Trois ans après la délicate et très réussie mise en scène de “J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne” (Chloé Dabert, Théâtre du Vieux-Colombier, 2018), Lagarce, entré au Répertoire de la Comédie-Française en 2008 avec “Juste la fin du monde”, revient donc faire entendre son écriture raffinée et poétique sur les plateaux du Français. Porté par une Françoise Gillard épatante et méconnaissable, ce spectacle ne pouvait être mieux trouvé pour sceller des retrouvailles tant attendues !

Un plateau nu nous accueille. Sol d’une blancheur éclatante et grand rideau de tulle blanc entourant la scène tel un ciel de lit. Pour seul accessoire, un tabouret en acier revêtu d’un siège blanc. Cet écrin immaculé a la douce saveur d’un cocon. Puis, dans une lumière éblouissante, une meneuse de revue, vêtue d’un long déshabillé crème, surgit du fond de la scène et entame, avec ses deux boys, une lente et minutieuse chorégraphie. Tout en élégance. Des poses lascives, des gestes parfois non dénués d’humour, presque cartoonesques… La musique revêt un charme suranné. Cet air de Joséphine Baker, partie prenante du numéro de l’artiste, sera présent, de manière évolutive, tout au long de la pièce, revenant comme un leitmotiv. “Ne me dis pas que tu m’adores. Embrasse-moi de temps en temps Un mot d’amour‚ c’est incolore Mais un baiser‚ c’est éloquent…” (2). Nous sommes au Music-hall. À moins qu’il ne s’agisse d’un souvenir de Music-hall ? Une sorte d’éternité figée dans laquelle l’artiste rejouerait indéfiniment son entrée en scène, entourée de ses boys, dans un mouvement mémoriel et perpétuel d’une intense poésie. Un moment de gloire inaltérée.

La meneuse de revue prend alors la parole et, face public, explique : “La Fille‚ elle venait comme ça‚ du fond‚ là-bas‚ elle entrait‚ elle marchait lentement‚ du fond de la scène vers le public‚ et elle s’asseyait. Parfois‚ c’est arrivé plusieurs fois‚ parfois‚ parce qu’il n’y avait pas la possibilité d’entrer par le fond‚ ou parce que la scène n’était pas assez profonde ou d’autres fois encore‚ parce que la lumière avait dû être réglée autrement‚ la Fille‚ alors‚ c’était une habitude qui avait été prise pour faire face à ce genre d’incidents‚ la Fille entrait sur le côté dans le fond de la scène et alors‚ assez habilement je dois dire‚ elle effectuait un léger demi-cercle et gagnait ainsi la ligne centrale pour avancer‚ “comme si de rien n’était”‚ vers le public‚ et s’asseoir‚ au même endroit‚ de la même manière‚ lente et désinvolte.”  La langue de Lagarce nous rappelle aussitôt celle de Duras, cette manière si singulière et poétique de parler de soi à la troisième personne, d’instaurer une distanciation entre soi et soi, comme pour se protéger ou mieux se souvenir… À travers cette évocation d’une vie vouée à la scène, dans une quête éperdue de reconnaissance, se dessinent, en filigrane, les échecs et les amours perdus, la vie rêvée devenue désillusion.

Jean-Luc Lagarce a entamé le projet d’écriture de “Music-hall” juste après avoir appris sa séropositivité, à une époque où, rappelons-le, le virus du sida conduisait inévitablement à une issue fatale. Tout comme ses pièces les plus célèbres dans lesquelles, à travers le thème du retour et des adieux, le dramaturge évoque sa mort prochaine, “Music-hall” parle aussi, d’une manière plus métaphorique, de la fin. Car une fin de carrière ou une fin de vie, après tout, pour un artiste de music-hall, n’est-ce pas la même chose ?

La Fille raconte son music-hall. Tous les soirs, La Fille et les deux boys font leur numéro. Le spectacle, immuable, se jouera néanmoins dans des conditions de plus en plus difficiles et devant un public de moins en moins nombreux. Mais chaque soir, les artistes continueront à faire semblant, comme si de rien n’était. Car il faut tenir, continuer, coûte que coûte, jusqu’au bout, l’air de rien. Le spectacle, c’est la vie. Et la fin semble si proche… C’est beau et pathétique. D’autant plus pathétique que les artistes gardent la tête haute, que le tragique de la situation est tenu à distance par un badinage et un sourire de façade. Une ironie qui fait froid dans le dos.

Loin d’un cabaret triste ou glauque de province, un peu miteux, la scénographie magnifie l’espace, le nimbe d’une beauté quasi irréelle, fantasmée. Les effets de transparence et la magie de la lumière donnent à ce cabaret une dimension intemporelle. Les trois protagonistes sont, eux aussi, d’une grande beauté, formant un trio esthétique des plus harmonieux.

Pour porter ce texte magnifique de Lagarce, ce texte qui dit sans dire, tout en nuances et subtilité, d’une infinie poésie, il fallait des interprètes de haut niveau. Tous trois sont excellents. Avec une mention particulière pour celle sur qui tout repose : la délicieuse Françoise Gillard. Méconnaissable sous un maquillage très appuyé et des faux-cils à rallonge, un immense sourire aux lèvres, qui lui donne des airs de Fanny Ardant, elle déploie toute la gamme de son talent, passant de la fausse allégresse à la plus extrême gravité. Sexy en diable et auréolée de glamour, elle esquisse avec grâce des pas de danse, fredonne la chanson de Joséphine Baker et prend des poses. Sous sa légèreté feinte, sa bonne humeur de parade, son désespoir nous ébranle. Elle excelle à restituer ce concentré d’intelligence et de sensibilité qu’est le texte de Lagarce, cette subtile écriture de l’intime, d’une belle intensité émotionnelle, où la pudeur le dispute à la nostalgie. Lors d’une scène finale absolument sublime, son regard voilé où perlent des larmes qu’elle retient avec force nous bouleverse profondément. Du grand art !

Isabelle Fauvel

Photos: ©Vincent Pontet coll. Comédie-Française

(1) “Derniers remords avant l’oubli” (1987), “Juste la fin du monde” (1990), “J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne” (1994) ou encore “Le Pays lointain” (1995).

(2) “De temps en temps” par Joséphine Baker https://www.youtube.com/watch?v=iCizyizEmrM

“Music-hall” de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Glysleïn Lefever, avec Françoise Gillard, Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski.
Du 2 juin au 11 juillet 2021, du mercredi au dimanche à 18h, au Studio-Théâtre Galerie du Carrousel du Louvre 75001 Paris
Le texte est édité aux Solitaires Intempestifs.

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Une réponse à Sur un air de Joséphine Baker

  1. Laurent Vivat dit :

    Très belle évocation, merci.

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