Lorsqu’en 1965 François Mitterrand acquiert sa maison de Latche dans les Landes, elle n’est alors entourée que d’un maigre terrain de mille mètres carrés. Dans cet environnement immense, c’est selon lui, bien trop peu. Lors de la cession, le propriétaire des lieux et des alentours lui a bien promis trois hectares supplémentaires mais il se ravise car celui qui est devenu l’adversaire du Général de Gaulle, lui hérisse le poil. Dans un livre qui se lit d’une traite tant il dévoile, en filant l’anecdote, certains aspects de la personnalité de l’ancien président de la République, les journalistes Yves Marté et Jean-Pierre Tuquoi expliquent comment et en détails, François Mitterrand parvient à étendre la superficie de son domaine. Avec « l’obstination d’un hobereau », l’ancien chef d’État réussit au terme de son œuvre rurale, à acquérir soixante-dix hectares. Pendant des années, « avec l’attention d’un général penché sur une carte d’état-major », il traque le moindre bout de terrain disponible sur son cadastre exquis. Entre 1965 et 1996, il signe pas moins de trente actes notariés à fin d’extension de son territoire.
L’attelage des deux journalistes fait merveille. L’un est du terroir puisque c’est un ancien du quotidien Sud-Ouest (Harté) tandis que l’autre vient du journal Le Monde (Tuquoi). Ils disposent visiblement de toutes les clés pour nous faire comprendre le profil foncier de Mitterrand et ils ont recueilli suffisamment de témoignages, pour nous convier dans cet endroit particulier fréquenté par les seuls intimes de la famille et quelques chefs d’États étrangers. Partir d’une maison afin d’aborder le roman d’une vie objectivement exceptionnelle, est un bon angle d’approche. Les « Lettres à Anne » parues il y a peu chez Gallimard avaient déjà apporté un éclairage important sur l’homme, ses passions, la finesse de son écriture, sa culture. « Latche » revient au regard extérieur, à l’enquête, au moyen d’une rédaction fluide, limpide, ne s’éloignant parfois du fil directeur que pour la bonne cause. Au fil des pages, on y redécouvre ce personnage aimant les livres ou fort commodément étranger aux questions d’argent.
En 1965, François Mitterrand est dans l’opposition, après avoir été plusieurs fois ministre sous la quatrième République et au passage réprimé d’une main de fer la rébellion algérienne. Ce livre nous rappelle que l’homme de gauche a un train de vie très bourgeois. À Hossegor, il fait construire une maison, joue au tennis, au golf, et entretient des relations mondaines. C’est là qu’il fera la connaissance d’Anne Pingeot, bien plus jeune que lui et pour laquelle il nourrira une passion jusqu’à son dernier souffle. En riposte, son épouse Danielle prendra un amant local et, chose quand même peu courante, l’homme fera partie de la bande de Latche, rendant de multiples services à Mitterrand qui n’ignore pas la place qu’il tient auprès de sa femme. Personne ne se risque à un commentaire sauf une fois. Et Mitterrand répondra en substance qu’il ne voit pas pourquoi il interdirait à Danielle ce qu’il s’autorise lui-même. Sauf que Anne Pingeot ne fera pas partie des habitués.
Alors que ni Chirac, ni Giscard, n’avaient fait de leur résidence secondaire un repaire stratégique, à Latche c’est tout le contraire. Aux personnalités de la famille, viennent s’ajouter les visites intéressées. Les deux auteurs trempent juste ce qu’il faut leur plume dans l’acide pour brocarder les courtisans (comme Attali) qui se pressent à table ou rient systématiquement aux bons mots de leur commensal. Durant deux septennats, c’est là que beaucoup de choses se nouent et se dénouent. Latche devient ainsi un lieu de pouvoir informel.
Cette résidence secondaire comme point d’attache et angle de vue permet aux deux auteurs de s’attarder sur l’amour que Mitterrand portait aux arbres. Comment il s’entête à planter des chênes alors que cette terre est favorable aux pins. Comment très justement, l’opposant s’est battu par le passé et sans succès pour sauvegarder les forêts du Morvan (sa terre électorale) de l’exploitation intensive qui voyait (et voit toujours hélas) son biotope traditionnel remplacé par des pins à pousse rapide. À Latche au moins, Mitterrand est chez lui, il plante, plante et replante les arbres qu’il chérit. Il a la réputation d’être intarissable sur le sujet et aucun de ses visiteurs ou presque n’échappe à la visite sylvestre. Les arbres le structurent, le chêne tout particulièrement.
Cependant la politique n’est évidemment jamais loin, s’agissant d’un tel homme. Ce qui fait que les deux auteurs, en s’appliquant à rappeler les différents contextes qui jalonnent le parcours présidentiel, ne peuvent manquer d’aborder le double septennat, ses succès, ses affaires, ses crises. On croit toujours tout savoir, mais on s’aperçoit que ce n’est pas forcément le cas, ou alors que l’on a presque oublié des faits majeurs comme l’affaire du Rainbow Warrior qui voit précisément le ministre de la Défense, Charles Hernu, venir à Latche expliquer le désastre. Et puis sans crier gare, revient aussi le rôle joué par Mitterrand sous le gouvernement de Vichy. Le journaliste Pierre Péan vient dans la maison landaise interroger le président à ce sujet et notamment sur son amitié avec l’ancien secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet. Bienvenue en eaux troubles.
Ce n’est rien de dire que ce livre ne lâche pas le lecteur, qu’il s’agisse de moments conviviaux, festifs, avec l’acteur Roger Hanin (beau-frère du président) ou d’épisodes intensément politiques. Avec les deux auteurs, les lecteurs sont conviés à devenir les observateurs invisibles de ce qui était réservé à peu de monde. Seul écueil qu’ils n’arrivent pas à franchir selon eux, ce sont les derniers jours à Latche, notamment le repas de réveillon en 1995, quelques jours avant le décès à Paris. Ils disent que c’est impossible car les témoignages sont trop nombreux et se contredisent diamétralement. Il est à peu près établi que François Mitterrand a rejoint ses invités vers 21 heures, très affaibli par son cancer en phase terminale et soutenu par un gendarme et son médecin. Plus personne ne rigole. Les blagues de Roger Hanin tombent à plat. Ce réveillon crépusculaire ne compte donc plus les versions y compris celle où il aurait dévoré des ortolans, ce que les deux auteurs jugent invraisemblable au vu de son état. Ce qu’il y a de sûr c’est que tout va se terminer quelques jours plus tard, le 8 janvier 1996, dans un appartement du côté du Champ de Mars. Bien loin de cette maison patiemment restaurée, de ce domaine régulièrement agrandi qu’était Latche. La maison est restée debout. On ne peut pas en dire autant de la gauche d’aujourd’hui qui se visite comme un lamentable champ de ruines.
PHB
« Latche, Mitterrand et la maison des secrets ». Yves Harté, Jean-Pierre Tuquoi. Éditions du Seuil. 18 euros
Passionnant et magnifique écriture qui m’a donné envie de me procurer ce livre.
Merci PHB
Cher Philippe,
la dernière phrase est de trop…
Jamais en France, la « gauche » n’a fait plus de 30 %. Et son chiffre « normal » est encore plus bas. Quand elle obtient la majorité électorale, c’est qu’il y a un fort « parti » révolutionnaire et/ou un centre-gauche très à gauche…
Elle est donc revenue à son chiffre « normale ». Ce qui est inquiétant pour moi c’est qu’elle soit de moins en moins de gauche. On le voit das son incompréhension des mouvements décoloniaux, son virage sécuritaire et son fort ralliement au libéralisme, voire au néo-libéralisme… Donc, elle ne peut pas attirer les gens à très gauche (et ils sont nombreux chez les abstentionnistes) qui ne votent que si elle est vraiment « à gauche ». Mitterrand voulait rompre avec le capitalisme et Hollande prétendait que son ennemi était la finance. Ils réveillaient les « révolutionnaires » qui allaient plus voter (sans grande illusion, certes)…