Ses amis les plus proches (ceux-là mêmes qui lui doivent d’être passés à la postérité) l’appelaient «Kostro». C’est que le patronyme Wilhelm de Kostrowitzky, avec ses consonances slaves et rocailleuses, n’était pas simple à prononcer, et encore moins à mémoriser. C’est pourtant sous ce vrai nom de baptême (voir document), celui que lui avait transmis sa mère Angelica, que l’écrivain commence sa carrière de journaliste, activité qu’il ne cessera jamais complètement. En février 1902 le jeune Wilhelm de Kostrowitzky signe donc l’article «Le prestige français en Allemagne» dans La Grande France, revue dirigée par deux cousins originaires de l’île de La Réunion, réunis sous le patronyme commun de Marius-Ary Leblond. Quelques mois plus tard, la même revue fait paraitre le poème «Elégie du voyageur aux pieds blessés» signé cette fois Guillaume Apollinaire.
Le poète Guillaume Apollinaire venait de faire son entrée dans le monde des Lettres, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir ensuite recours, selon les circonstances, à divers pseudonymes. Dans sa thèse («Apollinaire journaliste», 1979), l’universitaire Pierre Caizergues en dénombrait une bonne vingtaine. L’un des plus connus est certainement «Louise Lalanne», poétesse inventée de toutes pièces en 1909 à la demande d’Eugène Montfort, directeur de la revue Les Marges (1). Si la qualité des poèmes ne dépassait guère celle de la bonne blague, elle inspira suffisamment le compositeur Francis Poulenc qui les mit en musique en 1931, offrant par là trois de ses plus belles mélodies.
En 1911, pour ses premières collaborations au Mercure de France, il signera de «Montade» la chronique de la Vie anecdotique où l’on trouve cette phrase restée célèbre, sorte de profession de foi : «J’aime les hommes, non pour ce qui les unit, mais pour ce qui les divise, et des cœurs, je veux surtout connaître ce qui les ronge». Dans la collection des Maîtres de l’Amour, ou il présenta une quinzaine d’ouvrages licencieux ou considérés comme tels (du marquis de Sade à… Baudelaire !), il eut recours au pseudonyme de «Germain Amplecas» pour annoncer «L’Anthologie des poètes libertins du XIXe siècle» où apparaissait un certain «Abbé de Thélème» inconnu jusqu’alors, et pour cause : Apollinaire revêtait cette fois la soutane d’un ecclésiastique bien déluré, à en juger par les deux poèmes courts, mais très explicites, figurant dans l’ouvrage.
Collaborant à un nombre impressionnant de petites revues ou de journaux, il devait bien souvent se conformer au style de la publication et adopter une signature déjà existante. Dans L’Intransigeant, il fut par exemple «Le Wattman», apportant quotidiennement son lot d’échos plus ou moins croustillants. Dans le même journal, il participa à la chronique signée «Les Treize». Dans Les Arts à Paris, en 1918, il sera «Paracelse», «Le docteur Pressement» ou «F. Jolibois». Pour L’Excelsior, il sera «Le Veilleur».
Sa participation à la revue bruxelloise Le Passant (2) se traduisit par quelques articles qu’il signa soit «Tyl» (référence à Till l’espiègle, héros légendaire du nord de l’Europe), ou «Le comte Almaviva», personnage central du « Mariage de Figaro ».
Si l’utilisation de pseudonymes résonne d’une façon singulière dans la personnalité du poète, qui n’a jamais connu son père, et qui fut longtemps plus ou moins apatride avant d’être naturalisé français à l’âge de 36 ans, il s’agissait d’une habitude assez courante dans le milieu littéraire et artistique de l’époque. Sans doute pour qu’on les prenne plus au sérieux, beaucoup d’écrivaines «masculinisaient» leur nom, comme la marraine de guerre d’Apollinaire, Jeanne Burges Brun, qui signa ses premiers poèmes Yves Blanc. Cousine de l’ami très proche Serge Férat (pseudonyme de Serguei Jastrebzov), la baronne Hélène d’Oettingen était tout à la fois Roch Grey, romancière, Léonard Pieux, poète, et François Angiboult, peintre.
Apollinaire lui-même pouvait conseiller les jeunes artistes qui le sollicitaient : grâce à lui, le peintre polonais Ludwik Kazimierz Wladyslaw Markus était ainsi devenu l’artiste Louis Marcoussis.
Gérard Goutierre
(1) Voir l’article dans Les Soirées de Paris du 8 avril 2011
(2) Voir Les Soirées de Paris du 23 novembre 2020
Merci pour cet intéressant rappel sur les nombreux pseudonymes du poète!
Concernant son patronyme, dans sa biographie sur Apollinaire parue à La Table Ronde, Pierre-Marcel Adéma était allé puiser aux sources et l’affaire s’avère fort compliquée. En voici la synthèse :
-le 26 août 1880, l’enfant est déclaré sous le nom de Dulcigni, Guglielmo, Alberto par une dame nommé nommée Luisa Boldi. (L’acte de naissance est consigné dans l’Album de la Pléiade, p.15, mais peu lisible).
-le 29 septembre sa mère le fait baptiser sous le nom de Dulcigni, Guglielmo, Apollinare, Alberto.
-le 2 novembre, un acte de reconnaissance est établi par sa mère devant notaire avec ajout des prénoms Wladimiro, Alexandro, Apollinare.
-le 3 novembre, sa mère demande l’insertion de cet acte dans le registre d’tat civil. Et c’est ainsi que Guglielmo Dulcigni devint Guglielmo, Alberto, Wladimiro, Apollinare de Kostrowitzky… CQFD!
Oui, c’est amusant cette fougue de pseudos. Comme vous le dites, à l’époque la plupart des écrivains et artistes en avaient, mais lui en avait plus que tous les autres.
Il m’est souvenir que, dans les tranchées, ses compagnons l’avaient surnommé « cointreau-whisky ». Mélange détonnant, faute d’être détonant, encore que…
Cela donne soif… mais c’est un peu tôt!
Bonne journée
Férat s’était appelé aussi Roudnieff, Édouard Férat, et Jean Cérusse, directeur des Soirées de Paris, avec Apollinaire. Qui avait pris sa défense et avait écrit qu’Edouard Férat existait bel et bien. À force de changer de nom, on ne savait plus qui était qui.
Merci pour cet article !!