Avec la «Carmen» de Georges Bizet, le «Faust» de Charles Gounod demeure l’un des opéras français les plus joués au monde. D’un côté le mythe de la femme libre, de l’autre celui de la jeunesse éternelle, avec un livret inspiré d’une légende allemande moyenâgeuse et de deux poèmes dramatiques de Goethe («Faust I» en 1808 et «Faust II», publication posthume en 1832) : le très savant docteur Faust ne supporte plus son grand âge, et décide de vendre son âme au diable pour retrouver la jeunesse et ses plaisirs.
Tous les grands interprètes l’ont mis à leur répertoire, depuis Caruso entonnant «Salut demeure chaste et pure» jusqu’à Jonas Kaufmann marquant le rôle-titre au Metropolitan Opera de New York en 2011, sans oublier la Callas exécutant le fameux (et si difficile) «Air des bijoux» de Marguerite «Ah je ris de me voir si belle en ce miroir…». Tous les grands airs de «Faust» font partie de notre patrimoine lyrique national, ce qui montre bien que nous avons affaire à un grand mélodiste. Composé en 1859 par un très catho Gounod ayant songé à la prêtrise, l’opéra est imprégné de religion, d’église et d’armée alors intimement liées, et le livret est quelque peu larmoyant, ce qui n’en fait pas a priori une œuvre très contemporaine.
Comment mettre en scène aujourd’hui l’histoire de cette humble fille séduite et abandonnée par un Faust poussé par le diable auquel il a vendu son âme ? Le précédent patron de l’Opéra de Paris Stéphane Lissner (aujourd’hui remplacé par Alexander Neef) a fait preuve de flair en choisissant Tobias Kratzer, un trublion allemand de 41 ans sacré «Metteur en scène de l’année» par le mensuel spécialisé Operawelt en 2020. On ne le sait que trop, l’obsession des metteurs en scène d’opéra depuis une bonne quinzaine d’années est de faire moderne, comme si on ne pouvait pas faire confiance à la musique et aux chanteurs. Pourtant Patrice Chéreau en son temps avait su restituer toute la poésie des «Contes d’Hoffmann» d’Offenbach en faisant traverser la scène du palais Garnier à un cheval blanc sous la lumière de la lune, ou Peter Brook monter une «Carmen» aux Bouffes du Nord avec pour seul décor un feu de bois allumé au centre de la scène.
Si le trublion allemand a opté pour un «Faust» carrément contemporain, il n’a heureusement pas oublié d’employer des moyens théâtraux ou vidéo alliant efficacité et poésie, clins d’œil et distanciation. Sa première trouvaille consistant à faire interpréter le vieux Faust du début par un comédien âgé aux cheveux blanc, torse nu, caressant à regret la chevelure d’une jeune femme demi nue étendue sur un divan, tandis que Faust chante son premier grand air dans la pénombre «Rien !… En vain j’interroge». Ce comédien muet (Jean-Yves Chilot) reviendra aux moments cruciaux de l’histoire jusqu’à la toute dernière scène, en un double mélancolique de Faust en pleine jeunesse.
Méphistophélès ne tarde pas à apparaître, et aussitôt le pacte signé, il entraîne son nouvel adepte dans un survol déchaîné au-dessus des toits de Paris illuminée la nuit, bras écartés comme des ailes, montant et descendant dans le ciel, survolant la Seine tandis que retentit le chœur de ceux qui participent quelque part à une fiesta. Dès cet instant, le pari de Tobias Kratzer est gagné, avec cette vision onirique célébrant Paris, bien loin de la légende allemande de l’alchimiste moyenâgeux.
Nous sommes maintenant prêts à le suivre n’importe où, comme devant ce terrain de basket sous les projecteurs trouant la nuit, où nous faisons connaissance avec Valentin, le frère de Marguerite, Siebel son tout jeune amoureux, et leur copain Wagner, entourés d’une bande de jeunes en maillots de corps et baskets. Atmosphère Westside Story et diversité respectée, tandis que Faust fait quelques passes de ballon et que Méphisto, après avoir entonné la célèbre bacchanale «Le veau d’or est toujours debout !», doit fuir devant Valentin brandissant devant lui un crucifix.
Chose rare à l’opéra, le trublion a fait un travail remarquable avec tous ces chanteurs-acteurs, que ce soit l’impressionnant baryton-basse américain Christian Van Horn en Méphisto, haute silhouette dandy toute en noir, voix diabolique et ironique à souhait, ou bien notre baryton bien connu Florian Sempey en Valentin, petite frappe de banlieue en blouson, rangers au pieds et stetson sur la tête.
Après un nouveau clin d’œil où nous retrouvons Méphisto et Faust sur les toits de Notre-Dame près d’une gargouille dans «Paris by night», nous rejoignons la kermesse, pardon la boite de nuit où se rencontrent Faust et Marguerite, assurant au jeune Faust qui lui tourne autour qu’elle «n’est demoiselle ni belle».
Si elle n’est pas demoiselle elle plaît à Faust, qui la poursuit jusque chez elle. Et c’est en haut des escaliers de ce petit HLM perdu dans la nuit, le dos aux boîtes aux lettres extérieures, que Faust entonne enfin «Salut demeure chaste et pure…», et c’est tout simplement la perfection (voir mon article du 9 mars 2020). À trente-six ans, Benjamin Bernheim est bien le nouveau ténor lyrique français possédant le timbre, l’éclat, le phrasé, le goût, le sentiment, absolument tout, campant d’ailleurs un Faust ultra-sensible. Au point que ce sera Méphisto en personne et non lui qui se jettera sur Marguerite au dernier moment. Sa Marguerite en jupette et baskets blancs qui aura chanté entretemps «l’Air des bijoux» assise au bord de la baignoire de son modeste appartement. Cet air si acrobatique manquant ici d’une certaine exubérance, la caméra soulignant le beau visage dramatique de la soprano Albanaise Ermonela Jaho, une de ces actrices-chanteuses que nous aimons tant (voir mon article du 10 octobre 2018). Mais elle se rattrapera dans la suite de ses mésaventures précisément à cause de son engagement dramatique.
Passons sur la faute de goût du trublion de metteur en scène qui la conduit chez un radiologue pour révéler sa grossesse (trop de modernité tue la modernité !), mais il se fera pardonner en transposant la scène de l’église où Marguerite vient prier en une magnifique séquence de métro. Un métro en cathédrale des temps modernes fonçant interminablement dans la nuit sous une lumière verte au son d’un orgue d’église et des imprécations de Méphisto et du chœur ! Puis viennent les accents déchaînés de la nuit de Walpurgis pendant laquelle Méphisto et Faust (en maillot de corps) parcourent Paris la nuit à cheval en une chevauchée fantastique… autre clin d’œil et autre réussite.
Dernière innovation : la scène finale de Marguerite jetée en prison pour infanticide, devenue à demi folle, refusant de suivre Faust et invoquant les «Anges purs, anges radieux !», mais qui ne meurt pas dans cette version.
Soulignons la direction fluide au tempo plein d’entrain du jeune maestro suisse Lorenzo Viotti, et le bonheur de pouvoir voir et revoir ce Faust décapant sur Culturebox pendant six mois. Même avant la pandémie, l’opéra sur grand ou petit écran est entré dans les mœurs, et devenu une précieuse occasion de découvrir ou d’approfondir les grandes œuvres.
Lise Bloch-Morhange
«Faust», Charles Gounod, Opéra Bastille, mise en scène Tobias Kreutzer. Voir et revoir sur Culturebox (France.tv) pendant six mois
Diffusion sur France Musique samedi 3 avril à 20 heures.
Photos: LBM (sur écran)
J’ai toujours peur avec ces mises en scène, comme c’est le « must » depuis plus de dix ans, où les interprètes sont habillés « comme tous les jours », voire pire, dans des décors à l’unisson. Des gens habillés comme tous les jours, on en rencontre toute la journée, au bureau, dans la rue, dans le métro, dans les magasins, alors si c’est pour les rencontrer à nouveau le soir sur la scène de l’Opéra, c’est triste. Pour interpréter la féérie, cela ne fait pas rêver. Même si c’est seulement chez soi devant son écran. Est-ce fait pour attirer « les jeunes » à l’opéra ?
Mais je suis allé voir cette mise en scène sur le lien que vous nous indiquez. Et là, chapeau, c’est vraiment très beau. Orchestre superbe (tous masqués, sauf les vents qui, eux, ont le droit de respirer… ouf !), chef inspiré. Même le générique est sympa. L’appartement de la première scène a au moins allure et grandeur, bien adapté au cadre de la scène de l’Opéra. Je me suis arrêté à la trentième minute (je regarderai la suite plus tard) et ai été ravi. Les voix sont superbes, les astuces de mise en scène aussi.
J’aurais pu aussi évoquer l’usage obligatoire de la vidéo. Mais le survol de Paris, avec Faust et Méphisto attachés par leurs fonds de culotte, cela passe bien.
Merci Lise de nous avoir ainsi offert ce beau spectacle.
Petite rectification : il s’agit de la soprano Ermonela Jaho plutôt qu’Ermelina, mais cela ne la fait pas chanter moins bien.
Bravo cher Yves,
d’avoir franchi le Rubicon en regardant ce Faust sur votre petit écran, et d’avoir saisi son caractère si festif !
Comme vous je suis fatiguée de toutes ces mises en scène contemporaines sans éclat, mais lorsque le talent est vraiment là, tout peut changer. C’est pourquoi j’ai délibérément cité dans mon article Patrice Chéreau et Peter Brook. Il faut que le metteur en scène ait une vision personnelle intéressante et il y en a peu…
Et saluons la vitalité de l’Opéra de Paris qui nous offre opéra sur opéra par ces temps de pandémie!