L’anniversaire d’un pacifiste pas toujours bien compris

Le 22 octobre, il y aura cent ans qu’il a vu le jour, à Sète. Le chiffre rond attirant le couillon, sa ville natale organise, par conséquent, une année Georges Brassens, avec moult concerts, colloques et expositions. En près d’un demi-siècle, cet artiste un peu spécial est passé de l’état de quasi clodo au sommet des ventes, croulant sous les disques d’or, raflant les distinctions, primé par l’Académie française, intronisé poète majuscule. Le jeune anar mal dégrossi s’est transmué, avec l’âge, en une sorte de sage tutélaire, pipe rassurante, velours côtelé, bacchantes grisonnantes. Puis, à titre posthume, il est devenu une sorte d’institution, roulé dans la révérence, visité tel un monument, embaumé classique, indiscutable.
Si les radios boudèrent longtemps la majeure partie de son répertoire, estimé trop trivial, le public l’élut rapidement vedette mahousse. L’intelligentsia le proclama barde salutaire, un poil en dessous de Léo Ferré, quand même. Un chanteur goguenardant la police et l’armée, les curés comme les propriétaires, mais se montrant chaleureux avec les miséreux, les putes et les malandrins n’est jamais indifférent aux gens de progrès.
Bref, bien qu’il soit mal parti pour se produire devant la reine d’Angleterre, le «gorille» rencontra rapidement l’unanimité….. Mais un jour, il s’approcha des années quarante…

Même encore au XXIeme siècle, cette période de notre histoire, «les heures les plus sombres», pour reprendre l’expression convenue, constitue un sujet hautement scabreux.
Quiconque envisage de le traiter en dehors de la vulgate prend un maximum de risques. Brassens s’en rendit compte rapidement. Et encore, à l’époque, en octobre 1964, moment de la parution de la chanson incriminée, le pilori des réseaux sociaux n’existait pas.
Intitulée «Les deux oncles», elle renvoyait dos à dos celui mort pour les Tommie’s, celui mort pour les Teutons, au motif «qu’aucune idée sur terre n’est digne d’un trépas».

Antimilitariste congénital, pacifiste invétéré, l’auteur ne faisait qu’expliciter sa cohérence. Las, émoi dans la presse, levée en masse des anciens combattants, mouvements divers, on frôla l’anathème. Brassens semblait rejeter à l’identique les deux camps, donc excuser le mauvais. Alors furent convoqués les fantômes, Paul Touvier et Jean Moulin, Pierre Pucheu et Guy Moquet, pour montrer à l’éventuel auditeur le droit chemin. André Wursmer, dans l’Humanité (24 novembre 1964), qualifia le texte de «mauvaise action». Libération (19 novembre 1964) se fendit d’une lettre ouverte à «un gars qui serait en train de mal tourner», subodorant sous l’auteur un facho en devenir.

Surpris et blessé par les réactions de l’opinion, qui lui apparaissaient mues par une compréhension sommaire de son texte, Brassens s’interrogea un instant. Un soir, après son récital, rapporte Pierre Onteniente, il réfléchit à haute voix dans sa loge, devant ses familiers : «peut être devrais je faire quelque chose ? changer un passage ?». «Tu n’as qu’à changer la musique» lui répondit l’ami Battista. Un éclat de rire général mis fin au problème.

Brassens récidivera sur le même thème, en 1972 , avec «mourir pour des idées»…. mais, usant de l’humour par antiphrase, il y restera à distance de l’Occupation. Toutefois, il traînera «Les deux oncles» un peu comme un boulet, les confesseurs médiatiques trouvant là un bon filon. Jacques Chancel, à Radioscopie (30 novembre 1971) s’attira une réponse emberlificotée sur le caractère volatil des idées pour lesquelles certains croient nécessaire d’engager leur existence. Bernard Pivot ( Apostrophes 14 mars 1975) réussit à lui faire avouer avoir reçu «beaucoup de lettres d’engueulades», ce qui le laissait, ajouta-t-il, indifférent.

Une deuxième œuvre du 33 tours de 1965 où figurait la chanson scélérate mérite une attention spéciale: «La tondue». Brassens y rend hommage aux malheureuses convaincues de «collaboration horizontale», scalpées à la Libération dans la joie populaire . Se présentant comme spectateur de la cérémonie, il avoue sa lâcheté : «j’aurais dû dire un mot pour sauver son chignon, mais je n’ai pas bougé du fond de ma torpeur, les coupeurs de cheveux en quatre m’ont fait peur», mais s’en va en recueillant un des accroche-cœur de la belle. En signe de compassion.

Curieusement, les relations sexuelles entre membres de communautés devenues ennemies le temps d’une guerre font l’objet d’une constante discrimination. La Française succombant au charme prussien devenait de ce fait traînée, fieffée salope, traîtresse au pays, cinquième colonne. Le mâle gaulois, à la même époque, s’attirant les bonnes grâces de la fräulein, prenait une sorte de revanche sur les boches et vengeait un peu la mère Patrie. Il se montrait, quelque part, un conquérant. A-t-on jamais tondu un homme pour commerce charnel avec l’ennemie ?

Les raisons de tout ceci n’ont la plupart du temps qu’un lointain rapport avec la politique et les idéologies. Ayant une affaire de cœur avec un colonel de la Luftwaffe, (la chose est maintenant notoire et ne soulève qu’une brève curiosité), l’actrice Arletty se retrouva internée, en octobre 1944, à Drancy, puis traduite devant un tribunal. Au magistrat lui demandant pourquoi, étoile du cinéma national, elle était devenu la maîtresse d’un officier allemand, elle aurait répondu :«parce qu’il me faisait jouir, Monsieur le Président !»

Y avait-il autre chose à déclarer ?

Jean-Paul Demarez

Voir aussi l’article du 20 janvier 2021 signé Gérard Goutierre

Photo d’ouverture: Mosaïque de Georges Brassens au métro Porte des Lilas (©PHB)
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9 réponses à L’anniversaire d’un pacifiste pas toujours bien compris

  1. Yves Brocard dit :

    Bien vu, en ces temps (enfin!) de féminisme, revendiquant l’égalité de traitement.

  2. Jacques Ibanès dit :

    Merci pour cet article qui fait bien le tour du sujet.
    Un bateau est affrété dans le port de Sète avec une salle de spectacle pour fêter de multiples manières le centenaire de Brassens (les dates seront bientôt connues).
    Et pour approfondir la visite sur place, je signale le « Georges Brassens pas à pas » par Bernard Lonjon et Bernard Wagnon aux éditions L’An Demain.

  3. Bernard Lonjon dit :

    Saperlipopette!
    Voilà un article qui me ravit.
    Tout à fait dans le ton du bonhomme que certains ont vainement tenté de faire « rentrer dans les clous ». Quant à la « gueule d’atmosphère », elle termina son interrogatoire avec cette saillie: « mon coeur est français mais mon cul est international! », en utilisant les mots du dialoguiste d’Hôtel du Nord, Henri Jeanson .
    Comme le signale l’ami Jacques, on va se régaler tout au long de l’année dans la ville natale du barde à moustache avec des dizaines de concerts, conférences, colloques, lectures, rencontres et autres tables rondes. Qu’on se le dise!

  4. philippe person dit :

    Quand je traverse Paris, je vois moult plaques de petits gars de l’âge de Brassens en 1944, et même plus jeunes, morts pendant la Libération de Paris…
    Ils n’ont même pas vu les résistants de pacotille tondre des demoiselles quelques heures après leur mort… Donc pas de droits d’auteur sur des chansons écrites vingt ans après…
    A force d’excuser Brassens, Audiard, Guitry et consorts parce qu’ils étaient des anars (de droite), on arrive au triomphe des idées contre lesquels ils ne voulaient pas mourir.
    Si on fait la biographie de tous les ministres de Pétain, on n’a jamais vu autant de pacifistes au pouvoir…

  5. philippe person dit :

    Addenda…
    J’en ai aussi assez de la « brave » Arletty tombée amoureuse de son beau militaire allemand… Elle était aussi une très proche de Céline qu’elle a continué à voir à Meudon… en compagnie d’une clique pas très recommandable.
    On n’y chantait pas du Brassens et on continuait à y véhiculer des idées dégueulasses…
    Arletty n’était pas Danielle Casanova ni Joséphine Baker… Ce n’était pas non plus une « petite femme de Paris ». C’était une intello raffinée, consciente de ce qu’elle faisait et pas guidée simplement, comme elle le dit, par sa libido…
    Elle est aussi inexcusable que son grand ami Sacha…

  6. Gérard Goutierre dit :

    Je souscris complètement à l’avis de Bernard Lonjon, brassensophile et brassensologue éclairé, qui connait le chanteur mieux que personne !

  7. Bernard Lonjon dit :

    Personne n’excuse Brassens!
    C’était un pur anar (pas comme Ferré), qui rejetait totalement toute forme d’autorité.
    Il l’a écrit (violemment dans Le Libertaire), chanté (« Mort aux lois, Vive l’anarchie! ») et s’en est expliqué dans toutes sortes d’interviews.
    Les deux oncles est une pure chanson d’anarchiste, refusant toute sorte de prise de position quelle qu’elle soit.
    Il renvoie tous les protagonistes dos à dos.
    Avant de devenir ennemis, Soviétiques et Allemands marchaient main dans la main…
    C’est ainsi.
    C’était son choix.

    • philippe person dit :

      Ouais… Un anarchiste fidèle employé de la multinationale Philips… qui n’a jamais cherché à s’autoproduire pour se libérer de la tutelle capitaliste…
      Décidément plus un individualiste qu’un anarchiste.
      Vous avez l’air de ne pas aimer Léo Ferré, mais lui, toute sa vie, il a été confronté à ses contradictions. Pas Brassens…

      • Bernard Lonjon dit :

        J’aime beaucoup Ferré, surtout quand il chante Baudelaire, Aragon ou bien sûr, notre cher Apollinaire.

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