Si l’on en juge par l’examen minutieux de quelques traces, il est possible que cette photographie retrouvée soit de type polaroid. Les clichés de ce genre sortaient en effet à peine secs de la machine et les quelques étirements et bavures de gris que l’on discerne dans le fond en sont peut-être la preuve. Mais peu importe, c’est le sujet ou plutôt le double sujet qui compte puisqu’il s’agit au premier plan de l’artiste Irène Lagut et au second, du portrait qu’elle fit de Guillaume Apollinaire après l’hospitalisation de ce dernier pour blessure de guerre en 1916. Du portrait réalisé par Irène Lagut à cette époque, on connaît à peu près son itinéraire car il a été renseigné en 2006 lors d’une vente aux enchères chez Christie’s. De style disons indo-byzantin, il a notamment été exposé à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne dans le cadre de l’exposition « Apollinaire au feu » en 2005.
Bien qu’elle ait vécu jusqu’à 101 ans (née en 1893 à Sucy-en-Brie, décédée à Menton en 1994), les informations sur cette femme sont assez minces en volume. Apollinaire la mentionne régulièrement dans sa correspondance des deux dernières années de son existence. Ils se sont connus peu avant la guerre. Elle était l’amie de Serge Férat qu’elle avait rencontré dans un bar (1) et qui co-dirigeait Les Soirées de Paris avec Apollinaire. Puis elle a consommé une liaison avec Pablo Picasso avant de retourner vers Férat. C’est ce dernier qui l’a initiée à l’art et si elle n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler une artiste majeure, elle pouvait avoir le trait sûr et inspiré, comme on a pu le constater de temps à autre en salle des ventes, incidemment pour un portrait de Picasso ou de l’écrivain Raymond Radiguet.
En 1917, eut lieu à la galerie Bongard une courte exposition autour de Léopold Survage et de Irène Lagut. Apollinaire qui envisageait ce faisant de relancer Les Soirées de Paris, stoppées net par la déclaration de guerre d’août 1914, apporta sa contribution au catalogue sous la forme de plusieurs calligrammes. Une collaboration qui devait connaître quelques épisodes supplémentaires. De surcroît Irène Lagut était l’amie de Jacqueline Kolb qui devait épouser Apollinaire en 1918. Entre les deux femmes et le poète il est possible qu’il y ait eu une part d’ombre dans le bon sens du terme, c’est à dire avec la discrétion qu’il sied. Dans le « Dictionnaire d’Apollinaire » (Honoré Champion 2019), Madame Claude Debon mentionne qu’Irène Lagut était une « femme libérée » qui ne « négligeait ni l’amour des hommes, ni l’amour des femmes ». Et qu’elle fut suffisamment importante pour Apollinaire pour qu’il en fit l’héroïne de « La femme assise », son roman posthume. Elle en avait exécuté plusieurs portraits dont un qui devait paraître dans « la Revue Normande » (2) afin d’illustrer un article de Paul Dermée. Ce qui ne fut finalement pas le cas au point que l’image fut possiblement jetée aux cendres.
La photographie que nous publions d’elle aujourd’hui est datée. Au verso il est indiqué qu’elle est adressée en septembre 1971 à un certain Guillaume de Laroche. Le cliché est arrivé sous enveloppe dans la boîte aux lettres des Soirées de Paris. On ne connaît ni son itinéraire ni l’auteur du cliché mais c’est souvent le cas de tous ces objets qui passent de mains en mains, tel le bouclier de Vercingétorix après sa reddition à la bataille d’Alésia. Ils nous survivent de différentes façons y compris dans un album d’Astérix.
Sur cette photo, Irène Lagut va sur ses quatre-vingt ans. Cela ne l’empêche pas d’arborer un visage lumineux et le sourire de ceux qui ont connu quelques agréments dans l’existence. Elle pose avec Apollinaire si longtemps après la disparition du poète qu’il semble bien que la douce lumière du poète a continué longtemps d’éclairer les pensées de Irène Lagut. Cependant qu’en 1971 il n’y avait plus personne pour en nourrir quelque jalousie. C’est l’un des minces dividendes du temps qui passe.
PHB
Photo rarissime d’Irène Lagut ! Les seules que je connaissais sont la série de 1922 des photos dans son atelier par l’agence Meurisse. Et celles, un an plus tôt, où elle apparaît au milieu de la troupe ayant monté et interprété la pièce de Cocteau Les Mariés de la Tour Eiffel. Elle en a fait les décors. Elle a légué ces photos et la correspondance reçue de Cocteau au musée Cocteau de Menton. Encore faut-il deviner sur ces photos, parmi la quarantaine de personnes, laquelle est Irène qui, comme la plupart des femmes présentes, arbore un chapeau à large bord.
Une très belle (re)trouvaille (la photo et la femme de 80 ans)! Et on retrouve bien son visage rectangulaire, son air sérieux, les yeux rieurs mais sans plus, se dévoilant peu finalement. Ni gaie, ni triste. Sage.
Si la boîte aux lettres des Soirées reçoit ainsi des offrandes, c’est que la revue est définitivement (re)devenue une référence. Bravo!