Des lettres comme celle-ci, il dut en circuler des milliers, au cours des très longues années de la première guerre mondiale. On ne peut les considérer à proprement parler comme des documents historiques, mais il s’agit de documents humains de premier ordre. Les auteurs ne sont ni combattants, ni politiciens, ni artistes ou écrivains. Ce sont les simples habitants de villes sinistrées, devenus malgré eux victimes anonymes d’un conflit qu’ils n’avaient certainement pas souhaité. De temps à autre, une de ces lettres apparaît ou réapparaît dans un grenier, au fond d’un tiroir, à l’étal d’un brocanteur. On ne peut la lire sans émotion. Celle que nous reproduisons constitue un témoignage particulièrement sensible de ce que les habitants de Boulogne-sur-mer durent endurer aux heures les plus noires du conflit. L’écriture est appliquée mais fluide. La plume ne tremble pas. Nous reproduisons le texte dans son intégralité en respectant la ponctuation de cette missive qui n’avait pas connu les ciseaux d’Anastasie (la censure).
«Ma chère Adrienne,
Depuis ta dernière lettre, j’ai passé par bien des émotions, notre ville a été sous le coup des avions et ma rue particulièrement, la fureur a été grande, un fracas épouvantable et si nous avons échappé c’est à la Providence que nous le devons. Les obus sont tombés tous les 25 m, je ne suis pas remise, je tremble au moindre bruit qui se produit autour de moi, nous n’avions pas été avertis, nous le sommes depuis par un formidable coup de canon, l’alerte a duré plusieurs fois 2 à 3 heures et au dessus de nous une bataille aérienne qui a fini par les faire fuir, mais on ne dort pas tranquille, je t’assure.
Tu vois qu’il m’a été impossible d’accepter votre aimable invitation à laquelle j’aurais eu grand plaisir à me rendre, il y a si longtemps qu’on s’est vu. Je ne sais si ma lettre te parviendra c’est pourquoi j’ai attendu pour t’écrire, Anastasie aux longs ciseaux veille et j’ai des lettres qui ne sont pas arrivées à destination, on ne laissait passer rien de ce qui pouvait donner les nouvelles d’ici, je ne sais vraiment pas pourquoi. Si cela continue on quittera la ville, déjà nombre d’habitants vont coucher à la campagne ou tout se loue, je ne trouve pas que l’on y soit en sécurité, si je pars ce sera pour m’éloigner de la zone.
J’espère que vous êtes tous en bonne santé, que Melchior ne souffre pas trop, nous traversons une période particulièrement tragique, quand verrons-nous la fin, tout le monde le souhaite ardemment. Ma bonne ville natale n’a pas été épargnée, des rues entières sont effondrées et il y a des victimes dans la population civile. Le temps est plus sombre et la lune ne les éclairera plus en ce moment on voudrait une tempête pour reprendre un peu d’aplomb.
Voila la mauvaise saison qui nous arrive, le jardin n’a plus de charme, les poireaux qui ont remplacé les pois et les haricots sont l’ornement de ce petit enclos.
Je vous embrasse toutes deux très affectueusement. Excuse mon griffonnage et ma prose, je ne suis plus moi-même, ébranlée et la tête creuse.
Ta cousine attachée.»
Le cachet postal indique que la lettre a été envoyée le 8 octobre 1917 de Boulogne-sur-mer à destination de Regnauville, 250 habitants, à 70 kilomètres de là, dans le même département du Pas-de-Calais. Les livres d’histoire relatent que la ville portuaire a été particulièrement meurtrie durant la première guerre mondiale, et qu’elle en porte encore des stigmates. Sa situation géographique en avait fait le lieu de rassemblement de l’armée britannique et à ce titre la ville était constamment à la merci des bombardements de l’ennemi. C’était en outre un centre très important pour les hôpitaux mis à rude épreuve, comme on s’en doute. Mais c’est à Boulogne qu’en juin 1917, les premières troupes américaines avaient débarqué avec à leur tête le général Pershing. Elles seront suivies par une armée de plus de deux millions d’hommes sur le sol français.
Il faudra cependant attendre plus d’un an pour trouver enfin l’armistice depuis si longtemps attendu. L’explosion de joie suscitée par la paix retrouvée fut, comme partout, assombrie par le tragique bilan des victimes du conflit. Sur les 8.000 Boulonnais mobilisés, plus de 1.600 furent portés morts ou disparus. Et dans les cimetières militaires qui pullulent tout autour de la ville, on dénombre aujourd’hui plus de 12.000 tombes.
Quant au village de Regnauville, où habitait Adrienne, on y érigea en 1926 une stèle afin de rendre hommage aux dix-huit habitants du village tués pendant le conflit, dont trois de la même famille.
Gérard Goutierre
Je reconnais bien là Gérard ton amour des missives postales qu’elles soient signées par Apollinaire, Baudelaire ou une anonyme cousine… Merci pour ce petit morceau d’histoire personnelle qui télescope la grande Histoire et fait revivre avec émotion les bombardements de Boulogne, un épisode oublié de la Grande Guerre qui avait arasé le moral des habitants au point qu’ils n’attendaient plus « qu »une tempête pour reprendre un peu d’aplomb »…
Cela m’évoque immédiatement « Les Lettres », de Maxime le Forestier, album découvert ado mais qui, 40 ans plus tard, reste très écoutable : https://www.youtube.com/watch?v=8wTZ-elQv3c
C’est émouvant, belle retranscription.