Certaines tombes oubliées du cimetière des Landes à Chatou sont garnies de mousse. Et cette parure végétale fait ainsi œuvre de vitalité dans un décor qui en manque. Mais pas celle-là, ou à peine. La poussière et la suie achèveront bientôt de faire disparaître le nom du gisant, Jules Weil. Celui qui faisait office de beau-père aux côtés de Guillaume Apollinaire n’est pas tout seul. Puisque sa compagne, Angélique de Kostrowitzky a été enterrée avec lui la même année en 1919. À quelques jours près, ils sont tous les deux morts de la grippe espagnole, celle qui avait emporté Guillaume quelques mois auparavant (inhumé au Père Lachaise). Quant au frère Albert, également victime d’une maladie infectieuse, il est enseveli au Mexique. Ce petit clan familial s’est évaporé d’un seul coup, dans la foulée de Guillaume, l’écrivain, poète et journaliste. Et tout indique que cette tombe ne reçoit pas beaucoup de visites. Le déplacement s’en trouvait conséquemment justifié.
Le périmètre incluant Chatou et le Vésinet ont compté dans la vie de Guillaume Apollinaire puisque c’est là qu’Angélique en 1904 a décidé de s’installer, dans une grande villa qu’elle loue à un artiste lyrique, Charles-André Royer. Même après s’être logé à Paris, Guillaume fréquentera longtemps les lieux, rien que pour se nourrir (abondamment) ou faire laver son linge. Comme le raconte en 1952 Marcel Adéma dans son livre « Guillaume Apollinaire, le mal-aimé », la location est faite au au nom de la comtesse de Kostrowitsky, titre nobiliaire parfaitement inventé, mais elle n’était pas à une entourloupe près tout au long de sa vie extravagante. Elle y vit donc en concubinage avec Jules Weil, bien plus jeune qu’elle et qui gagnait sa vie dans une banque du côté de Saint-Lazare. Il faut dire que beaucoup de liquide avait été brûlé sur les tapis verts de Monaco puis de Spa.
Angélique était une maîtresse femme, gagnant sa vie comme elle l’entendait à l’exclusion de toute morale. À l’occasion de cet emménagement dans grand ce logis à deux étages, elle donna la pleine mesure de son tempérament « en faisant combler le bassin, abattre un grand chêne » dont elle trouvait « l’ombre excessive ». Et envoya proprement bouler le propriétaire qui s’était poliment inquiété de ces transformations. Dans son livre, Marcel Adéma publie d’ailleurs une lettre du bailleur qui décrivait Jules Weil comme un jeune homme timide et Madame de Kostrowitsky comme une femme « maigre, la voix enrouée, buvant sec du rhum et du whisky qu’elle allongeait avec un peu de thé ». Il pensait même qu’elle battait Jules lequel s’en était défendu en attribuant les griffures de son visage au singe macaque qui faisait partie de la maison. Laquelle avait été transformée en tripot avec pas moins de quatre tables pliantes à jeu en plus d’un « énorme billard baroque ». Les amis d’Apollinaire, plus ou moins terrorisés par le caractère d’Angélique, ont gardé de leur visite au Vésinet un souvenir assez fort. Cependant qu’elle les laissait rarement repartir sans un sac garni de victuailles. Comme ils étaient tous fauchés, l’aubaine était appréciable.
Si la villa a disparu, les alentours n’ont pas beaucoup changé. Le Vésinet est un territoire à part, huppé, les maisons sont vastes avec de généreux jardins. La ville compte de grandes pelouses et de petits lacs où il est fréquent de croiser des bonnes poussant le landau. Le tumulte francilien ne franchit pas le pont de Chatou et s’exténue tout à fait dans les rues extra-calmes de cette cité chic en aplomb de Saint-Germain-en-Laye. Paris est à vingt kilomètres, plutôt des années-lumières d’ailleurs, même si le RER s’applique à raccourcir la géographie.
Guillaume Apollinaire a su s’y amuser, notamment au restaurant Fournaise qui existe toujours et que fréquentait auparavant Guy de Maupassant. Les impressionnistes (Renoir, Sisley, Monet, Caillebotte…) avaient fait des environs l’un de leurs spots favoris. On aperçoit facilement la grande bâtisse (ci-contre) et ses annexes, du pont qui enjambe la Seine, très large à cet endroit. C’est là qu’il fit la connaissance des peintres Derain et Vlaminck à qui il rendait souvent visite, transformant progressivement les premiers contacts en amitié durable.
On l’a dit, la mort a éparpillé les proches immédiats d’Apollinaire (sauf son épouse Jacqueline qui lui a survécu jusqu’en 1967). Le nom de sa mère Angélique ne figure même pas sur la pierre tombale témoignant sans doute d’un certain dénuement au moment du trépas de Jules. Sans aucun apparat, sans la moindre fantaisie, la stèle est muette, lugubre, décourageante, butée dans le secret. Le jour de notre visite l’air était heureusement doux, le vent léger, la luminosité bienveillante.
Pour conclure son livre (chez Plon) Marcel Adéma avait cité un vers du poème « Cortège »: « Et je m’éloignerai m’illuminant au milieu d’ombres. » Ajoutons par esprit de suite le second qui était: « Et d’alignements d’yeux des astres bien-aimés ». Façon de dire qu’il vaut toujours mieux voir plus loin que ses pieds.
PHB
Intéressante visite, qui retrace un pan de l’histoire catovienne (j’ai regardé Wikipédia pour trouver ce mot) d’Apollinaire-mère.
Vous écrivez de la tombe de la « comtesse » que : « Le déplacement s’en trouvait conséquemment justifié ». De quel déplacement s’agit-il ? Madame mère a-t-elle rejoint son fils au Père Lachaise ?
A quand un voyage au Mexique pour voir la tombe d’Albert, ou ce qu’il en reste ?
Bonne journée et merci pour ce rafraichissant voyage.
Ma fille, qui lit ce site assidument et très attentivement, me fait remarquer que « Le déplacement » est sans doute le vôtre à Chatou. Dont acte.
Dans ce cas merci de votre fidélité à vous deux. PHB
Angélique a vécu dans trois domiciles différents, au Vésinet d’abord puis à Chatou. Voir l’entrée « Domiciles » dans le Dictionnaire Apollinaire. Ce qui n’enlève rien à la piété de votre pèlerinage et à la tristesse de cette tombe abandonnée. C.D.