1916 à New York…. Salon des Artistes indépendants du Nouveau Monde. Soucieux de donner un air nouveau à la création artistique, il se dote d’un règlement particulièrement libéral : tout un chacun pourra exposer, en payant six dollars de cotisation. Ni jury, ni sélection préalable. Parmi les 2125 œuvres reçues, figure un urinoir, présenté sens dessus dessous, signé R.Mutt, et baptisé Fountain (ci contre le modèle vu à Beaubourg). Le comité d’accrochage s’en émeut, et se réunit pour statuer sur la destinée de cette «œuvre». Refusée, pour au moins deux motifs : sa connotation évidente avec un sexe féminin, «immorale et vulgaire», sa nature de simple «article de plomberie», incompatible avec une œuvre d’art. L’absence de l’objet dans l’exposition suscite des réactions.
Un article, signé Louise Norton, paru dans la revue confidentielle The Blind Man ( n°2 mai 1917), en justifie la légitimité : «en fait, la Fontaine de monsieur Mutt ne peut être qualifiée d’immorale, puisque chaque jour on peut en voir dans la vitrine des marchands de sanitaires… que monsieur Mutt ait fabriqué ou non Fontaine n’a pas d’importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet courant et l’a placé de telle sorte que sa signification habituelle disparaisse sous un nouveau titre et un nouveau point de vue…créant ainsi une nouvelle perception.» L’affaire fit quelque bruit dans l’avant-garde parisienne. Guillaume Apollinaire lui consacrera un article du Mercure de France (16 juin 1918).
La vérité sera rapidement connue. À l’origine, le président du comité d’accrochage, Marcel Duchamp. Il s’était offert le plaisir d’esthète de prendre ses collègues au piège de leurs proclamations. C’est lui qui avait envoyé la pissotière, c’est lui qui avait rédigé l’article en expliquant le concept. Le nom mis en signature était un personnage d’une bande dessinée de Bud Fisher, Mutt and Jeff. Mutt, le nigaud, dérivait de «mutton head». (1) Ce pseudonyme était proche du nom du fabricant, Mott Iron Works Company.
Dans sa démarche artistique, Duchamp s’était déjà illustré par quelques «ready made», objet usuel tiré de son contexte, une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine en 1913, un égouttoir à bouteilles en 1914, en 1915 une pelle à neige. La pissotière constituait le dernier avatar, de même qu’une fracture idéologique : désormais, devient œuvre d’art ce que son initiateur considère comme telle. La qualité d’artiste se met à la portée de chacun. Point de pénible apprentissage, de virtuosité technique. Il suffit de laisser parler son imaginaire, de se soumettre à l’inspiration. Disparaissent les notions de bon ou de mauvais goût, de laid ou de beau. La forme n’est plus qu’une annexe de l’idée. Cependant, sous certaines conditions, celles du rituel obligé : un titre, une date, une inscription, la légitimation par une institution en assurant l’ostentation au public ( galerie, exposition, musée). L’œuvre d’Art n’existe, dès lors, que par son statut social….et son inutilité . Car est ce encore de l’Art lorsque cela sert aussi à quelque chose ?
À cette question primordiale tentera par deux fois de répondre Pierre Pinoncely dit Pierre Pinoncelli, artiste spécialiste des happenings. Non pas sur l’Urinoir princeps, dont la trace fut rapidement perdue, mais sur l’une de ses treize copies, authentifiées par Duchamp dans les années 1960, devenant par un miracle semblable à la multiplication des pains autant d’originaux dont l’un, propriété de l’État. La première manifestation se situe à Nîmes, le 24 août 1993, la seconde au musée Pompidou le 4 janvier 2006.
Par deux fois, la procédure suivie par le sieur Pinoncely (1929-) est identique : ouvrant sa braguette, il compisse largement l’objet, puis l’ébrèche à coups de marteau. Par deux fois, il comparaît pour en répondre, d’abord devant le TGI de Tarascon (20 novembre 1998), puis devant celui de Paris (24 janvier 2006). L’action civile aurait pu se résoudre très simplement, à la demande de l’État et de l’assureur, au moyen de l’article 1382 (ancien) du Code civil : «tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer», la réparation, outre celle de l’objet endommagé, résidant dans une indemnité compensant le préjudice subi.
Autrui est ici l’État, propriétaire de cette reproduction de Fountain, mais devenue un original, le fait n’est assurément pas la miction, qui pour être incongrue n’en est pas moins inoffensive, mais l’usage inapproprié du marteau. Pinoncely est il assimilable à «l’homme», en tant que quiconque ? Certes non, puisqu’il se proclame, pour certaines de ses actions, artiste comportemental ! C’est-à-dire que dans celles-ci, dites performances, s’inscrit une dimension particulière en faisant des œuvres d’Art. Conséquence, les coups de marteau , n’étant plus vandalisme, ne peuvent avoir le caractère fautif, leur nature artistique étant absolutoire.
Au risque de se compliquer l’exercice de leur mission, les deux juridictions ont préféré épouser le raisonnement de l’artiste, d’une part, pour ne pas sembler hermétiques aux mystères de l’art contemporain, de l’autre, afin de donner à la décision une vertu pédagogique….. et, peut être , in petto, pour s’offrir un moment de plaisir intellectuel (2)
Donc, le défendeur, en l’espèce, prétend s’inscrire dans la démarche duchampienne. A la défonctionnalisation initiale répond une refonctionnalisation. La pissotière devenue œuvre d’art redevient pissotière… et le coup de marteau frappant cet objet d’hygiène ne porte que sur un bidule banal, de faible valeur. Mais alors, paradoxalement, il lui donne, en ébréchant l’émail, une existence artistique le différenciant des autres copies existantes, pour en faire une œuvre unique. Pour un peu, l’État devrait payer cher l’inclusion de cette réalisation nouvelle dans son patrimoine.
Soit, va considérer le Tribunal, en individualisant une double mystification lui permettant de retrouver des catégories juridiques, les seules qui soient de sa compétence. Il y a d’abord celle de Duchamp, utilisant un processus déclaratif exprimant que la pissotière est une œuvre d’art, puisqu’il l’a inscrite comme telle dans le rituel muséal, en lui donnant sa marque. Apparaît donc le droit des marques. Puis Duchamp s’empare de la fonction de la marque pour réaliser une authentification artistique … caractérisant un droit d’auteur. Nous restons bien dans le droit fil du Droit.
Seconde mystification, il apparaît que Pinoncely ne s’est pas attaqué à la pissotière lambda, mais à « Fountain », de Duchamp, pour la seule raison de sa notoriété. Nous ne sommes plus dans la logique de la responsabilité civile, mais dans celles relatives au parasitisme, ici un parasitisme «de gloire». Quel sens aurait la revendication de Pinoncely de se voir reconnaître l’égal de Duchamp, si ce dernier était inconnu et ses œuvres confidentielles ? C’est cette incontestable célébrité que «l’artiste de comportement tente capter à son profit et d’utiliser comme faire valoir» à défaut de l’atteindre avec ses œuvres propres. Ce parasitisme a un coût, s’ajoutant à celui de la réparation de la faïence, estimé à 60% de la valeur assurantielle de « Fountain ». Ce qui fait quand même un joli paquet de pognon, que Pinoncely devra acquitter. Tel est pris qui croyait prendre.
Paradoxalement, dans les suites de sa plaisanterie, Duchamp va devenir la caution de l’improbable, la justification du saugrenu. Le monde de l’Art s’est vengé en prenant le farceur au premier degré (3) : «je leur ai jeté l’urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu’ils en admirent la beauté»… sous entendu «les cons».
Jean-Paul Demarez
(1) «Les moutons sont tellement cons que leur cervelle n’a pas de goût» JM Gourio Brèves de comptoir
(2) B Edelman « De l’urinoir comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely » Dalloz 2000, Chron. page 98
(3) M Duchamp Lettre à Hans Richter 10 novembre 1962
Photo: ©PHB
Pour ceux que tout ce verbiage consterne et qui ont la chance de se trouver à Venise ces jours-ci, l’Accademia expose La Conversation Sacrée de Lorenzo Lotto. Un bonheur pour les yeux et l’esprit
J’y ajoute mon jet d’acide urique matinal.
J’ai eu un peu de mal à suivre vos méandres sur les marques et, parlant d’elles, qu’elle a été la réaction de la Mott Iron Works Company ? Après tout c’est elle qui a fait, conçu, dessiné l’œuvre, elle est donc l’auteur et la marque. L’œuvre est devenue « d’art » par la plaisanterie de Duchamp, en la disposant d’une façon non conventionnelle pour un urinoir, en la signant et en l’exposant, et surtout en déclarant que c’est une œuvre d’art.
Si je prends une œuvre de Picasso (pour n’en citer qu’un), je la pose par terre (éventuellement à l’envers pour pimenter le jeu), je la signe et l’expose, est-ce que je deviens l’artiste auteur de la nouvelle œuvre (au détriment de Picasso, dont on ne voit plus la signature), et prend-elle une nouvelle valeur, plus grande bien sûr. Forcément puisse que cela devient la seule œuvre de Picasso ayant reçu cette « valeur ajoutée ».
L’erreur de Pierre Pinoncelli a été de ne pas signer, si l’on exclu l’urine comme signature, bien que l’ADN qu’elle contient est de fait un marquage .
Si oui, cela donne des idées créatives… sans grand effort autre que de prendre un risque. Bon, je vais y réfléchir encore un peu, avant de passer à l’acte
Je me demande si l’erreur de PP, comme celle de notre ami Pierre Derenne, n’est pas d’avoir confondu art et histoire d l’art… Ce que Duchamp avec R.Mutt a fait, c’est renoncer à l’art pour entrer dans l’histoire de l’art. Le ready-made a transformé l’histoire de l’art en élargissant la notion d’oeuvre d’art. La peinture n’est plus qu’une forme parmi d’autres et sa domination est désormais historiquement datée. Si elle paraît sur le déclin, voire morte, c’est que le marché de l’art contemporain a joué l’histoire de l’art contre l’art. Avec l’aide des « historiens », bien plus commodes pour leur business que les « critiques »
Si l’on est peintre, on se fout de tout ça. Surtout si on peint « viscéralement » et que l’on croit en son art comme art vivant.
Peindre après Picasso, c’est comme faire des poèmes après Rimbaud, ce n’est pas très facile. Mais ça n’empêche pas de peindre ceux qui ne peignent pas pour avoir leur place dans l’histoire de l’art…
Je crois que ce n’est pas tant Duchamp qui serait à blamer,homme intelligent au regard perspicace et doté d’humour,que malheureusement toute la smala de ses suiveurs qui eux se sont pris au sérieux et ont été encensé par les fonctionnaires de l’art de la sphère publique qui ont cru voir en eux les Bouguereau du Futur et en ont rempli nos Frac et autres lieux publics,au détriment probablement de vrais artistes oubliés sur les marges!