Réciter en ce moment-même une liste des bons restaurants parisiens peut apparaître au mieux comme une abstraction, une vue de l’esprit, au pire comme l’émission d’un signal quelque peu sadique, une voie de fait, un outrage aux bonnes mœurs. Mais comme le guide de Mr Robert-Robert remonte à 1925, il n’y pas à s’excuser de laisser filer la nostalgie, à propos d’une topographie gastronomique presque entièrement confite dans son passé. Si ce n’était l’évocation de bécasses à l’armagnac ou de la meilleure cave de Paris (Chez « Voisin ») à proximité d’une « somnolente Cour des Comptes », il sortirait davantage de ce livre, un pénible fumet de formol. La réouverture des restaurants -si tout va bien- au printemps ne nous consolera pas de cette époque largement révolue.
Mr Robert-Robert faisait appel pour la rédaction de son guide à la contribution des lecteurs. À la toute fin de l’ouvrage figuraient en effet des fiches détachables où l’on pouvait selon les satisfactions et les contrariétés rencontrées, affecter des « boules blanches » et/ou des « boules noires ». L’idée générale était de bien se restaurer avec des critères parfois désuets (présence de belles femmes ou non), parfois superfétatoires au siècle actuel (présence de gens de lettres ou non).
« Le Guide du gourmand de Paris » était subdivisé entre les endroits chics et les lieux simples. Seulement trois noms d’écrivains célèbres étaient cités pour appuyer la valeur d’une adresse. Il en allait ainsi du « Bœuf sur le toit », parrainé par Jean Cocteau, de Drouant pour « la sole au parmesan » additionnée de la présence régulière de monsieur Léon Daudet et enfin, dans la catégorie « établissements simples », feu Guillaume Apollinaire pour la « cuisine bourgeoise, fort recommandable » de chez Baty (1) à Montparnasse. C’est bien là, selon le guide, que l’on venait « chercher les Arts et les Belles-Lettres » en plus du bœuf bourguignon, des huîtres et des vins de Touraine.
La géographie de la gastronomie parisienne de cette époque est pleine d’enseignements en regard de la nôtre quelque cent ans plus tard. Tout semble s’être inversé. Paris était tenu par la nourriture française, qu’il s’agisse du « Grand U » rue des Italiens, cantine officielle des journalistes du Temps, ou de « Chez Marianne », restaurant à ce point cocardier qu’il faisait dire à l’auteur via une formule empruntée: « La meilleure des Républiques est la République où l’on dîne ». On voit bien ici que ce guide ne date pas d’hier, notamment pour ceux (dont l’auteur de ces lignes) qui peuvent non sans cynisme, ingurgiter du surgelé à même la barquette devant une série Netflix.
Paris concentrait tellement de savoir-faire national, de produits du terroir, que la rubrique du guide consacrée aux restaurants étrangers n’est pas plus épaisse qu’une tranche de carpaccio. On pouvait néanmoins dans la capitale française, manger de la nourriture russe, suédoise ou italienne, mais le répertoire des adresses disponibles était bien chétif. Les Italiens n’étaient pas trop mal représentés avec « Monteverdi », « Ferrari » ou encore « Poccardi » (2) et on comptait également quelques établissements anglais voire suisses, hollandais ou espagnols. Les enseignes chinoises se comptaient sur les doigts de la main et l’on voudra bien se rappeler que Apollinaire en connaissait au moins une dont il publia le menu (ci-dessous) dans « Le Mercure de France » daté du 16 mars 1913.
Actuellement plongés dans un sommeil artificiel, les restaurants de Paris d’aujourd’hui, ne supporteraient pas la comparaison avec leurs pairs de 1925. Le fooding, la mondialisation galopante, ont eu raison des plats en sauces. On peut désormais déguster (si l’on peut dire) du foie gras accompagné de chocolat ou découvrir à l’extrême, des sushis farcis au cassoulet. Toutes les audaces sont permises surtout si on les fait descendre avec du vin élevé en biodynamie. Et tout passe d’autant plus facilement que l’on se surprend à avoir faim dès 18 heures. L’espérance de vie y a gagné ce que le plaisir a abdiqué. Les nutritionnistes, vétilleux compteurs de calories, se sont substitués à la générosité des chefs gastronomes d’antan et à Paname, on peut avancer que la page de la bombance est tournée depuis longtemps. » Le guide du Gourmand à Paris » apparaît dès lors comme un état des lieux bien lointain dont les signataires sont devenus autant de gisants sous la pierre d’un mausolée granitique.
PHB
Cher Philippe,
C’est pour nous consoler de la mise sous séquestre des restaurants du XXIe siècle, que vous nous faites saliver devant l’offre d’un temps résolument passé ? Mais pourquoi qualifier de désuet le critère de la présence de belles femmes… Ah oui, il faut désormais inclure les « beaux hommes » !
Bon, je vous laisse très volontiers les barquettes Picard…
Bonne journée, et bon appétit !
Pour la réhabilitation des critères désuets et superfétatoires…